Sans doute, depuis un temps qu’il est impossible d’évaluer, il trace son orbite autour de la Terre, et si les astronomes de profession ne l’avaient pas encore aperçu, il ne faut s’en prendre qu’à eux. C’est à nos deux compatriotes, M. Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson qu’était réservée la gloire de cette magnifique découverte.
« Quant à la question de savoir si ledit bolide fera explosion comme cela arrive fréquemment pour des météores similaires, voici ce qu’on peut répondre avec Herschel, réponse qui est en même temps une sérieuse explication : "La chaleur que les météorites possèdent lorsqu’elles tombent sur le sol, les phénomènes ignés qui les accompagnent, leur explosion lorsqu’elles pénètrent dans les couches plus denses de l’atmosphère, tout cela est suffisamment expliqué à l’aide de lois physiques par la condensation que l’air éprouve en conséquence de leur énorme vitesse de translation, et par les relations qui existent entre l’air très raréfié et la chaleur". Quant à ce qui concerne l’explosion, c’est à la pression supportée par la masse solide qu’elle doit être attribuée. C’est ce qui se produisit pour le bolide de 1863. Bien que la densité de l’air fût dix fois moindre à la distance où il se trouvait, il supportait une pression de six cent soixante quinze atmosphères, que seule une masse de fer peut subir sans éclater. »
Telles furent les explications données au public. En somme, ce bolide se présentait dans des conditions ordinaires, et, jusqu’alors, il ne se distinguait en aucune façon de ses pareils. Ou il sortirait de l’attraction terrestre, ou il continuerait à circuler autour du globe, ou il éclaterait et projetterait ses débris sur le sol, ou il tomberait comme tant d’autres sont tombés déjà et tomberont encore. En tout cela, il n’y avait rien d’extraordinaire. Aussi le monde savant ne s’en occupa-t-il que dans la mesure habituelle, et le monde ignorant n’y porta-t-il aucun intérêt spécial.
Seuls, – et c’est le fait sur lequel il convient d’insister – les habitants de Whaston s’attachèrent plus vivement à tout ce qui concernait ce météore. Cela tenait à ce que sa découverte était due à deux honorables personnages de la ville, et il semblait qu’il fût devenu leur bien, leur chose propre. D’ailleurs, peut-être, comme les autres créatures sublunaires, fussent-ils restés presque indifférents devant cet incident cosmique que le Punch appelait « comique », si les journaux n’avaient fait connaître la rivalité qui se prononçait de jour en jour plus sérieuse entre M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson.
Mais, pour tout dire, bien qu’il n’y eût pas lieu de se passionner pour ce bolide, combien les circonstances allaient modifier les dispositions de l’opinion publique dans un délai très court. On verra jusqu’où peut aller la passion humaine, lorsqu’elle s’abandonne au désordre de ses appétits.
En attendant, la date du mariage approchait, et il s’en fallait d’une semaine seulement. Mrs Hudelson, Jenny, Loo, d’une part, Francis Gordon et la bonne Mitz de l’autre, vivaient dans une inquiétude croissante. Ils en étaient toujours à craindre un éclat, dû à quelque circonstance imprévue, cette rencontre de deux nuages chargés de courants contraires et qui fait tonner la foudre ! On savait que M. Forsyth ne décolérait pas, et que la fureur de M. Hudelson cherchait toutes les occasions de se manifester. Le ciel était généralement beau, l’atmosphère pure, les horizons de Whaston très dégagés. Les deux rivaux pouvaient, chaque vingt-quatre heures et pendant un certain temps, apercevoir le météore, passant au-dessus de leur tête, splendidement orné d’une brillante auréole ! Ils le dévoraient du regard, ils le caressaient des yeux, ils l’appelaient de leur propre nom, le bolide Forsyth, le bolide Hudelson ! C’était leur enfant, la chair de leur chair ! Il leur appartenait comme le fils à ses parents ! Sa vue ne cessait de les surexciter. Les observations qu’ils faisaient, les hypothèses qu’ils déduisaient de sa marche, de sa forme, ils les adressaient, celui-ci à l’Observatoire de Cincinnati, celui-là à l’Observatoire de Pittsburg, n’oubliant jamais de réclamer la priorité de leur découverte !…
Il parut même dans le Whaston Standard une note passablement agressive contre le docteur Hudelson, note qui fut attribuée à M. Dean Forsyth. Elle disait que certaines gens ont vraiment de trop bons yeux, quand ils regardent à travers les lunettes d’un autre et aperçoivent trop facilement ce qui a été aperçu déjà…
En réponse à cette note, il fut dit dès le lendemain dans le Whaston Evening qu’en fait de lunettes, il en est qui sont sans doute mal essuyées, et dont l’objectif est semé de petites taches qu’il n’est pas très adroit de prendre pour des météorites !…
Et, en même temps, le Punch publiait la très ressemblante caricature des deux rivaux, munis d’ailes gigantesques, et luttant de vitesse pour attraper leur bolide, figurant une tête de zèbre qui leur tirait la langue.
Cependant, bien que par suite de ces articles, de ces allusions vexatoires, la situation des deux adversaires tendît à s’aggraver de jour en jour, ils n’avaient pas encore eu l’occasion d’intervenir dans la question du mariage. S’ils n’en parlaient pas, du moins laissaient-ils aller les choses. Dussent-ils même ne point assister, – ce qui serait vraiment déplorable – pour éviter de se trouver face à face, la cérémonie se ferait quand même. Francis Gordon et Jenny Hudelson n’en seraient pas moins liés.
Avec un lien d’or,
Qui ne finit qu’à la mort
ainsi que le dit une vieille chanson de la Bretagne. Après, s’il convenait à ces deux entêtés de se brouiller tout à fait, du moins le révérend O’Garth aurait-il accompli l’œuvre matrimoniale dans l’église de Saint-Andrew.
Aucun incident ne vint modifier la situation pendant les journées du 22 et du 23 mai. Mais si elle ne s’aggrava pas, aucune amélioration ne lui fut apportée. Pendant les repas chez M. Hudelson, on ne faisait pas la plus petite allusion au météore, et miss Loo enrageait de ne pouvoir le traiter comme il le méritait. Sa mère lui avait fait comprendre que mieux valait se taire à ce sujet afin de ne point envenimer les choses. Toutefois, rien qu’à la voir couper sa côtelette, il était visible que la fillette pensait au bolide et eût voulu le réduire en si minces bouchées qu’on n’en pût retrouver la trace. Quant à Jenny, elle ne pouvait dissimuler sa tristesse, dont le docteur ne voulait pas s’apercevoir. Et peut-être, en réalité, ne le remarquait-il pas, tant l’absorbaient ses préoccupations astronomiques.
Il va de soi que Francis Gordon ne paraissait point à ces repas, et tout ce qu’il se permettait, c’était sa visite quotidienne, alors que le docteur Hudelson avait réintégré son donjon.
Du reste, lorsqu’il se trouvait à table avec son oncle, les repas n’étaient pas plus gais dans la maison d’Elizabeth-street. M. Dean Forsyth ne parlait guère, et, lorsqu’il s’adressait à la vieille Mitz, celle-ci ne répondait que par un oui ou un non aussi secs que le temps l’était alors.
Une seule fois, le 24 mai, M. Dean Forsyth, au moment où il se levait de table, après le déjeuner, dit à son neveu : « Est-ce que tu vas toujours chez les Hudelson ?…
– Certainement, mon oncle, répondit Francis d’une voix ferme.
– Et pourquoi n’irait-il pas chez les Hudelson ?… demanda la vieille servante.
– Ce n’est pas à vous que je parle, Mitz ! grommela M. Forsyth, c’est à Francis…
– Et je vous ai répondu, mon oncle. Oui, je vais chaque jour…
– Où vous devriez aller vous-même, Monsieur !… ne put retenir Mitz qui s’était croisé les bras et regardait son maître bien en face…
– Après ce que ce docteur m’a fait ! s’écria M. Dean Forsyth.
– Et que vous a-t-il fait, mon oncle ?…
– Il s’est permis de découvrir…
– Ce que vous découvriez vous-même… ce que tout le monde avait le droit de découvrir… ce que d’autres auraient bientôt découvert… car, de quoi s’agit-il ?… d’un bolide comme il en passe des milliers en vue de Whaston…
– Et il n’y a pas à en faire plus de cas que de la borne qui est au coin de notre maison… une pierre… un misérable caillou ! »
Ainsi, s’exprima Mitz, qui cherchait vainement à se contenir.
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