Et alors, M. Dean Forsyth que cette réplique eut le don d’exaspérer, de répondre en homme qui ne se possède plus :

« Eh bien… moi… Francis, je te défends de remettre le pied chez le docteur…

– Je regrette de vous désobéir, mon oncle, déclara Francis Gordon en se maîtrisant non sans grands efforts, tant le révoltait cette prétention de son oncle, mais j’irai…

– Oui… il ira… s’écria à son tour la vieille Mitz… il ira voir mistress Hudelson… il ira voir miss Jenny, sa fiancée…

– Ma fiancée… celle que je dois épouser… mon oncle !…

– Épouser ?…

– Oui… et rien au monde ne m’en empêchera ! …

– C’est ce que nous verrons ! »

Et sur ces paroles, les premières qui indiquaient la résolution de s’opposer à ce mariage, M. Dean Forsyth, quittant la salle, prit l’escalier de la tour, dont il referma la porte avec fracas.

Et, de fait, malgré son oncle, Francis Gordon était bien décidé à retourner comme d’habitude dans la famille Hudelson. Mais, à l’exemple de M. Dean Forsyth, si le docteur allait lui interdire sa porte… si M. Hudelson s’opposait à ce mariage ?… Et ne pouvait-on tout craindre de ces deux ennemis maintenant aveuglés par une jalousie réciproque, une haine d’inventeurs, la pire de toutes ? …

Ce jour-là, que de peine Francis Gordon eut à cacher sa tristesse, lorsqu’il se retrouva en présence de Mrs Hudelson et de ses deux filles. Il ne voulut rien dire de la scène qu’il venait d’avoir avec son oncle. À quoi bon accroître les inquiétudes de la famille… N’était-il pas résolu à ne point tenir compte des injonctions de son oncle ?… S’il fallait se passer de son consentement, il s’en passerait… Il était libre après tout, et pourvu que le docteur n’en vînt point à un refus… Ce que pouvait faire Francis, malgré son oncle, Jenny ne pouvait le faire malgré son père !…

C’est alors que Loo eut l’idée d’une démarche personnelle près de M. Dean Forsyth ! Voyez-vous cette fillette de quinze ans s’essayant à ce métier de conciliatrice, se disant qu’elle réussirait là où les autres avaient échoué… Mais, ne point oublier que c’était une jeune miss américaine, et que les jeunes misses de la grande République ne doutent de rien. Elles jouissent d’une franche liberté, elles vont, elles viennent, comme il leur plaît, elles raisonnent et déraisonnent même à leur convenance. Aussi, le lendemain, sans prévenir ni sa mère ni sa sœur, la fillette partit de son pied léger, habituée à sortir seule d’ailleurs, et Mrs Hudelson put croire qu’elle se rendait à l’église.

Miss Loo ne se rendait point à l’église où elle eût peut-être mieux fait d’aller en somme, et elle arriva à la maison de M. Dean Forsyth.

Francis Gordon ne s’y trouvait pas, et ce fut la bonne Mitz qui reçut la fillette.

Dès qu’elle connut le motif de sa visite, cette vieille servante, pleine de raison, lui dit :

« Chère miss Loo, cela part d’un bien bon cœur, mais croyez-moi, votre démarche n’aboutirait pas… Mon maître est fou… positivement fou… et toute ma crainte est que votre père le devienne aussi, car alors le malheur serait complet…

– Vous ne me conseillez pas de voir M. Forsyth ?… reprit Loo en insistant.

– Non… ce serait inutile… il refuserait de vous recevoir… ou s’il vous recevait, qui sait s’il ne se laisserait pas aller à vous dire des choses qui amèneraient une rupture définitive ?…

– Il me semble pourtant, bonne Mitz, que je parviendrais à le prendre par les sentiments… et lorsque je lui dirais en riant, en gazouillant Voyons, monsieur Forsyth, est-ce que tout cela ne va pas finir ?… Est-ce qu’il est permis de se fâcher pour un malheureux bolide ?… Est-ce que vous irez jusqu’à faire le malheur de votre neveu, de ma sœur… notre malheur à tous…

– Non, chère miss Loo, répondit la vieille servante. Je le connais, vous n’obtiendrez rien… Il a la tête trop montée… il est fou, je vous le répète, et écoutez-moi, puisque moi, je n’ai pu en avoir raison, vous perdriez votre temps et vos démarches… Ne cherchez donc pas à voir M. Forsyth… Je craindrais quelque éclat qui rendrait la situation plus difficile encore, et peut-être le mariage impossible…

– Mais que faire… que faire ?… s’écriait la fillette en joignant les mains.

– Attendre, ma chère miss Loo. Il n’y a plus que quelques jours de patience !… Non… suivez mon conseil… il est bon… Rentrez chez vous, mais en passant, une petite prière à Saint-Andrew, et demandez au bon Dieu d’arranger les choses… Je suis sûre qu’il vous écoutera !… »

Et là-dessus, la vieille servante embrassa la fillette sur ses deux fraîches joues, et la reconduisit jusqu’à la porte.

Loo suivit le conseil de Mitz, mais, d’abord, comme elle passait devant le magasin de sa couturière, elle s’assura que sa robe serait prête au jour indiqué… et elle était charmante cette robe. Puis, Loo entra dans l’église, et pria Dieu « d’arranger les choses », dût-il pour cela envoyer à chacun des deux rivaux un nouveau bolide, plus précieux, plus extraordinaire, dont il leur assurerait la découverte, et qui ne leur ferait pas regretter l’ancien, cause de tant de misères !

CHAPITRE IX – Dans lequel s’écoulent quelques-uns des jours qui précèdent le mariage, et où se fait une constatation aussi certaine qu’inattendue.

 

Six jours encore, pas tout à fait une semaine, et le 31 mai, date fixée pour le mariage de Francis Gordon et de Jenny Hudelson, serait arrivé.

« Pourvu qu’il ne survienne rien d’ici là ! », se répétait sans cesse la vieille Mitz.

Et, en effet, si la situation ne se modifiait pas, du moins importait-il qu’aucun incident ne vînt la rendre pire. D’ailleurs pouvait-il entrer dans l’esprit d’un être raisonnable que cette question de bolide pût empêcher ou retarder l’union des deux jeunes fiancés ? À supposer même que M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne voulussent point se trouver en face l’un de l’autre pendant la cérémonie, eh bien ! on se passerait d’eux. Après tout, leur présence n’était pas indispensable, du moment qu’ils auraient donné leur consentement. L’essentiel, c’était que ce consentement ne fût point refusé… au moins par le docteur, car, si Francis Gordon n’était que le neveu de son oncle, Jenny, elle, était la fille de son père, et n’aurait pu se marier contre sa volonté.

C’est pourquoi, si Mitz se disait : « Pourvu qu’il n’arrive rien d’ici là ?… » Loo, plus confiante, se répétait vingt fois par jour :

« Je ne vois vraiment pas ce qui pourrait arriver ! »

Même raisonnement que tenait Francis Gordon, bien que sa confiance n’égalât point celle de sa future petite belle-sœur.

« M. Hudelson et mon oncle ont pris une attitude déplorable l’un vis-à-vis de l’autre… mais je n’imagine guère ce qui viendrait envenimer leur querelle… Le maudit bolide est découvert… qu’il l’ait été par celui-ci ou par celui-là, il ne s’en émeut guère !… Il poursuit régulièrement sa marche à travers l’espace et, sans doute, il la continuera indéfiniment dans ces conditions… La réclamation de mon oncle et de M. Hudelson est connue, classée, et ils ne sauraient faire davantage, et, comme tout s’apaise avec le temps, leur rivalité finira par s’apaiser aussi, lorsque mon mariage avec ma chère Jenny aura lié intimement les deux familles !… N’importe, je voudrais être plus vieux de six jours ! »

Voilà ! il y a ainsi des circonstances où l’on sauterait volontiers du 26 au 31 mai, et, en somme, qu’est-ce qu’une semaine sur les trois mille que comprend la vie moyenne de l’homme ! Mais, cette suppression, il n’est pas en son pouvoir de la faire, et Francis Gordon dut se résigner à vivre les cent quarante-quatre heures qui le séparaient encore du jour nuptial.

C’était vrai, d’ailleurs, ce qu’il disait du météore. Le temps ne cessait d’être au beau, et jamais le ciel de Whaston n’avait été si serein. Quelques brumes matinales et vespérales qui se dissipaient après le lever et le coucher du soleil. Pas une vapeur ne troublait la pureté de l’atmosphère. Le bolide apparaissait régulièrement, se levant et se couchant à la même place, comme font les étoiles, il est vrai, sans cette avance de quatre minutes que constitue les trois cent soixante-six jours de l’année sidérale. Non, il marchait avec l’exactitude d’un parfait chronomètre. Aussi, à Whaston, comme dans tous les lieux où il était visible, que de lorgnettes guettaient son apparition et le suivaient dans sa course rapide ! Sa lumineuse chevelure resplendissait au milieu des nuits sans lune, et mille objectifs le saisissaient à son passage.

Faut-il ajouter que MM. Forsyth et Hudelson le dévoraient des yeux, qu’ils tendaient les bras comme pour le happer, qu’ils l’aspiraient à pleins poumons ! Certes, mieux eût valu qu’il se dérobât à leurs regards derrière une épaisse couche de nuages ! Sa vue ne pouvait que les exciter davantage l’un contre l’autre. Aussi Mitz, lorsqu’elle se mettait à la fenêtre avant de gagner son lit, le menaçait-elle du poing… Vaine menace, le météore continuait à dessiner son tracé lumineux sur le firmament pointillé d’étoiles.

Il convient de le mentionner, d’ailleurs, le bolide avait un véritable succès, et dans toutes les villes au-dessus desquelles il circulait, la nuit venue, il était salué par les acclamations du public, surtout à Whaston. Des milliers de regards guettaient l’endroit de l’horizon où il allait paraître, et ne le quittaient qu’un moment de sa disparition derrière l’horizon opposé. Il semblait vraiment qu’il appartînt plus particulièrement à cette charmante cité virginienne, pour cette raison que l’on devait à deux de ses plus honorables citoyens d’avoir pour la première fois signalé sa présence dans la troupe céleste des astéroïdes. Et, ce qu’il faut également dire, c’est que la cité s’était divisée en deux camps : ceux qui tenaient pour Dean Forsyth, ceux qui tenaient pour le docteur Hudelson. Il y avait des journaux qui soutenaient le premier avec violence, des journaux qui prenaient le parti du second avec fureur. Or, il est à remarquer que si le météore, comme il semblait d’après les communications faites aux Observatoires de Pittsburg et de Cincinnati, avait été découvert par les deux observateurs whastoniens le même jour, ou plutôt la même nuit, à la même heure, à la même minute, à la même seconde, cette question de priorité ne devait pas se poser. Cependant, ni le Morning Whaston, ni l’Evening Whaston, ni le Standard Whaston ne voulaient en démordre. Du haut de la tour, du haut du donjon, la querelle descendait jusque dans les bureaux de rédaction, et il était à prévoir des complications graves. On annonçait déjà que des meetings allaient se réunir dans lesquels l’affaire serait discutée, et avec quelle intempérance de langage, on s’en doute, étant donné l’impétueux caractère des citoyens de la libre Amérique. Et, s’en tiendrait-on aux paroles ?… Ne passerait-on pas aux actes ?… Les deux partis n’en viendraient-ils pas aux mains ?… Les bowies-kniffes ne sortiraient-ils pas des poches, et les revolvers ne partiraient-ils pas tout seuls ?…

Aussi, avec quelle inquiétude Mrs Hudelson et Jenny voyaient chaque jour s’accroître cette effervescence ! En vain. Loo voulait rassurer sa mère, en vain Francis voulait rassurer sa fiancée… Ils savaient bien que les deux rivaux se montaient de plus en plus, qu’ils subissaient ces impardonnables surexcitations. On rapportait les propos, faux ou vrais, échappés à M. Dean Forsyth, les paroles véritables ou fausses, prononcées par M. Hudelson… Et si celui-ci descendait de son donjon pour haranguer ses partisans dans le meeting hudelsonnien, si celui-là descendait de sa tour pour haranguer ses partisans du meeting forsythien, les deux foules ne se soulèveraient-elles pas ? Ne s’en suivrait-il pas une effroyable lutte qui ensanglanterait les rues de cette cité jusque-là si paisible ?…

C’est dans ces circonstances que se produisit un coup de foudre dont l’éclat retentit, on peut le dire, dans le monde entier.

Était-ce donc le bolide qui venait de faire explosion, une explosion qu’auraient répercutée les multiples échos de la voûte céleste ?…

Non, qu’on se rassure à cet égard.