Il se levait tôt et se couchait tôt. Il lisait quelques auteurs favoris de l’Ancien et du Nouveau Monde. Il se contentait d’un bon et honnête journal de la ville, le Whaston Nouvellist, où les annonces tenaient plus de place que la politique. Chaque jour, une promenade d’une heure ou deux aux environs, et pendant lesquelles les chapeaux s’usaient à le saluer, ce qui l’obligeait pour son compte à renouveler le sien tous les trois mois. En dehors de ces promenades, sauf le temps consacré à l’exercice de sa profession, il vivait dans sa demeure paisible et confortable, il cultivait les fleurs de son jardin qui reconnaissaient ses bons soins en le charmant par leurs fraîches couleurs, en lui prodiguant leurs plus suaves parfums.

Ce portrait établi en quelques lignes, le caractère de M. John Proth étant placé dans son vrai cadre, on comprendra que ledit juge ne se fût pas autrement préoccupé de la question qui venait de lui être posée par l’étranger. Peut-être, si celui-ci, au lieu de s’adresser au maître de la maison, eut interrogé sa vieille servante Kate, Kate eût voulu en savoir davantage. Elle aurait insisté sur ce Seth Stanfort, demandé ce qu’il faudrait dire, en cas qu’il vînt un cavalier – ou une cavalière – s’enquérir de sa personne. Et même il n’aurait pas déplu à la digne Kate d’apprendre si l’étranger devait ou non, soit dans la matinée, soit dans l’après-midi, revenir à la justice de paix…

M. John Proth ne se fut point pardonné ces curiosités, ces indiscrétions, tout au plus excusables chez la servante, d’abord parce qu’elle était vieille et surtout parce qu’elle appartenait au sexe féminin. Non, M. John Proth ne s’aperçut même pas que l’arrivée, la présence, puis le départ de l’étranger produisait une certaine émotion chez les habitants de la place, et, après avoir refermé la porte de la cour, il vint donner à boire aux roses, aux iris, aux géraniums, aux résédas de son parterre. Les curieux ne l’imitèrent point et restèrent en observation.

Cependant, le cavalier s’était avancé jusqu’à l’extrémité d’Exter-street, qui dominait le côté ouest de la ville. Arrivé au faubourg de Wilcox, que cette rue met en communication avec le centre de Whaston, il arrêta son cheval, mais n’en descendit pas plus qu’il ne l’avait fait sur la place de la Constitution. De ce point, son regard pouvait s’étendre à un bon mille aux environs, suivre la route sinueuse qui descend pendant trois milles jusqu’à la bourgade de Steel, située au-delà du Potomac, et dont les clochers se profilaient à l’horizon. En vain ses yeux parcoururent-ils cette route. Ils n’y découvrirent sans doute pas ce qu’ils cherchaient. De là, vifs mouvements d’impatience qui se transmirent au cheval, dont les piaffements durent être réprimés par son maître.

Dix minutes s’écoulèrent, et le cavalier, reprenant au petit pas Exter-street, se dirigea pour la cinquième fois vers la place.

«Après tout, se répétait-il, non sans avoir consulté sa montre, il n’y a pas encore de retard… Ce n’est que pour dix heures sept, et il est à peine neuf heures et demie… La distance qui sépare Whaston de Steel, d’où elle doit venir, est égale à celle qui sépare Whaston de Brial, d’où je suis venu, et peut être franchie en moins de vingt-cinq minutes… La route est belle, le temps est au sec, et je ne sache pas que le pont ait été emporté par une crue du fleuve… Il n’y aura donc ni empêchement ni obstacle… Dans ces conditions, si elle manque au rendez-vous, c’est qu’elle n’y aura point apporté toute la diligence que j’y ai mise moi-même… D’ailleurs, l’exactitude consiste à être là juste à l’heure, et non à faire trop tôt acte de présence… Et, en réalité, c’est moi qui suis inexact, puisque je l’aurai devancée plus qu’un homme méthodique ne l’aurait dû… Il est vrai, même à défaut de tout autre sentiment, la politesse me commandait d’arriver le premier au rendez-vous ! »

Ce monologue se poursuivit tout le temps que l’étranger mit à redescendre Exter-street, et il ne prit fin qu’au moment où les pas du cheval laissèrent leurs empreintes sur le macadam de la place.

Décidément, ceux qui parièrent pour le retour de l’étranger avaient gagné leur pari. Et, lorsque celui-ci passa le long des hôtels, ils lui firent bon visage, tandis que les perdants ne le saluèrent que par des haussements d’épaule.

Dix heures sonnèrent en ce moment à l’horloge municipale, et, son cheval arrêté, sa montre tirée de son gousset, l’étranger en compta les dix coups et put constater que montre et horloge marchaient en parfait accord.

Il ne s’en fallait plus que de sept minutes pour que l’heure du rendez-vous fût atteinte, et de huit pour qu’elle fût dépassée.

Seth Stanfort revint donc à l’entrée d’Exter-street et assurément ni sa monture ni lui ne pouvaient se tenir au repos.

Un certain nombre de passants animaient alors cette rue. De ceux qui la remontaient, Seth Stanfort ne se préoccupait en aucune façon. Toute son attention allait à ceux qui la descendaient, et son regard les saisissait dès qu’ils se montraient à son extrémité. Elle était assez longue pour qu’un piéton dût mettre une dizaine de minutes à la parcourir ; mais trois eussent suffi à une voiture marchant rapidement ou à un cheval au trot pour atteindre la place de la Constitution.

Or, ce n’était point aux piétons que notre cavalier avait affaire. Il ne les voyait même pas. Son plus intime ami eût passé près de lui qu’il ne l’aurait pas aperçu, s’il eût été à pied. La personne attendue ne pouvait arriver qu’à cheval ou en voiture.

Mais arriverait-elle au rendez-vous ?… Il ne s’en fallait plus que de trois minutes, juste le temps nécessaire pour descendre Exter-street !… et aucun véhicule ne tournait le dernier coin de la rue, ni motocycle ni bicyclette, non plus qu’une automobile qui, en faisant du quatre-vingts à l’heure, serait encore arrivée en avance au rendez-vous.

Seth Stanfort lança un dernier coup d’œil sur Exter-street. Ce fut comme un vif éclair qui jaillit de sa prunelle, et, en le croisant, on aurait pu l’entendre se dire avec le ton d’une inébranlable résolution :

« Si elle n’est point ici à dix heures sept, je ne l’épouserai pas. »

Or, comme une réponse à cette déclaration, le galop d’un cheval se fit entendre vers le haut de la rue. L’animal, une bête superbe, était monté par une jeune personne qui le maniait avec autant de grâce que de sûreté. Devant lui s’écartaient les passants, et il ne trouverait aucun obstacle jusqu’à la place.

Évidemment, Seth Stanfort reconnut celle qu’il attendait. Son visage redevint impassible. Il ne prononça pas une seule parole, il ne fit pas un geste. Après avoir retourné son cheval, il se rendit d’un pas tranquille devant la maison du juge de paix.

Cela fut bien pour intriguer de nouveau les curieux ; et, cette fois, ils se rapprochèrent, sans que l’étranger leur prêtât la moindre attention.

Quelques instants plus tard, la cavalière débouchait sur la place, et, son cheval, blanc d’écume, s’arrêtait à quelques pas de la porte.

L’étranger se découvrit, et dit :

« Je salue miss Arcadia Walker…

– Et moi, Seth Stanfort », répondit Arcadia Walker, en s’inclinant d’un mouvement gracieux.

Et, l’on peut nous en croire, les regards ne perdaient pas de vue ce couple absolument inconnu des habitants de Whaston. Et ils disaient entre eux :

« S’ils sont venus pour un procès devant le juge Proth, il est à désirer que ce procès s’arrange au profit de tous deux !…

– Il s’arrangera, ou M. Proth ne serait pas l’habile homme qu’il est !…

– Et si ni l’un ni l’autre ne sont mariés, le mieux serait que cela finît par un mariage ! » Ainsi allaient les langues, ainsi s’échangeaient les propos. Mais ni Seth Stanfort ni miss Arcadia Walker ne semblaient se préoccuper de l’attention plutôt gênante dont ils étaient l’objet.

En ce moment, Seth Stanfort se préparait à descendre de cheval pour frapper à la porte de la Justice de Paix, lorsque cette porte s’ouvrit.

M. John Proth apparut de nouveau, et la vieille servante Kate, cette fois, se montra derrière lui.

Ils avaient entendu quelque bruit, un piétinement de chevaux devant la maison, et celui-ci quittant son jardin, celle-là quittant sa cuisine, voulurent savoir ce qui se passait.

Seth Stanfort resta donc en selle, et s’adressant au magistrat :

« Monsieur le juge de paix ?… demanda-t-il.

– C’est moi, monsieur…

– Je suis Seth Stanfort de Boston, Massachusetts…

– Très heureux de faire votre connaissance, monsieur Seth Stanfort…

– Et voici miss Arcadia Walker de Trenton, New-Jersey…

– Très honoré de me trouver en présence de miss Arcadia Walker. »

Et M. Proth, après avoir observé l’étranger, reporta toute son attention sur l’étrangère.

Miss Arcadia Walker était une charmante personne.