Son âge, vingt-quatre ans. Ses yeux, d’un bleu pâle. Ses cheveux d’un châtain foncé. Son teint, d’une fraîcheur que le hâle du grand air altérait à peine. Ses dents, d’une blancheur et d’une régularité parfaites. Sa taille, un peu supérieure à la moyenne. Sa tournure ravissante. Sa démarche, d’une rare élégance, souple et flexible. Sous l’amazone qui la revêtait, elle se prêtait gracieusement aux mouvements de son cheval qui piaffait à l’exemple de celui de M. Seth Stanfort. Les rênes glissaient entre ses mains finement gantées, et un connaisseur eût deviné en elle une habile écuyère. Toute sa personne était empreinte d’une extrême distinction avec cet on ne sait quoi de particulier à la haute classe de l’Union, ce que l’on pourrait appeler l’aristocratie américaine, si ce mot ne jurait pas avec les instincts démocratiques des natifs du Nouveau-Monde.

Miss Arcadia Walker, originaire du New-Jersey, n’ayant plus que des parents éloignés, libre de ses actions, indépendante par sa fortune, douée de l’esprit aventureux des jeunes Américaines, menait une existence conforme à ses goûts, voyageant depuis plusieurs années déjà, ayant visité les principales contrées de l’Europe, au courant de ce qui se faisait et se disait à Paris, comme à Londres, à Berlin, à Vienne ou à Rome. Et ce qu’elle avait entendu et vu au cours de ses incessantes pérégrinations, elle pouvait en parler avec des Français, des Anglais, des Allemands, des Italiens dans leur propre langue. C’était une personne instruite, dont l’éducation, dirigée par un tuteur disparu de ce monde, avait été particulièrement soignée. La pratique des affaires ne lui manquait même pas, et, sa fortune, elle l’administrait avec une remarquable entente de ses intérêts.

Ce qui vient d’être dit de miss Arcadia Walker se fut appliqué symétriquement – c’est le mot juste – à M. Seth Stanfort. Libre aussi, riche aussi, aimant aussi les voyages, ayant couru le monde entier, il ne résidait guère à Boston, sa ville natale. L’hiver, il était l’hôte de l’Ancien Continent, l’hôte des grandes capitales où il avait déjà rencontré son aventureuse compatriote. L’été, il revenait à son pays d’origine vers les plages où se réunissaient les familles d’opulents Yankees. Là, miss Arcadia Walker et lui s’étaient encore retrouvés. Les mêmes instincts avaient rapproché ces deux êtres, jeunes et vaillants, que les curieux et surtout les curieuses de la place disaient si bien faits l’un pour l’autre, tous les deux avides de voyages, tous les deux ayant hâte de se transporter là où quelque incident de la vie politique ou militaire excitait l’attention publique… On ne saurait donc s’étonner de ce que M. Seth Stanfort et miss Arcadia Walker en fussent peu à peu venus à l’idée d’unir leurs existences, ce qui ne changerait rien à leurs habitudes. Ce ne seraient plus deux bâtiments qui marcheraient de conserve, mais un seul, et, on peut le croire, supérieurement construit, gréé, aménagé pour courir toutes les mers du globe.

Non ! ce n’était point une affaire en discussion, le règlement d’un procès qui amenait Seth Stanfort et miss Arcadia Walker devant le juge de paix de cette ville. Non ! après avoir rempli toutes les formalités légales devant les autorités compétentes du Massachusetts et du New-Jersey, ils s’étaient donné rendez-vous à Whaston, ce jour même, (27 mars), cette heure même dix heures sept, pour y accomplir cet acte, qui, au dire des connaisseurs, est le plus important de la vie humaine.

La présentation de M. Seth Stanfort et de miss Arcadia Walker au juge de paix ayant été faite, ainsi qu’il vient d’être rapporté, M. Proth n’eut plus qu’à demander au voyageur et à la voyageuse pour quel motif ils comparaissaient devant lui. « Seth Stanfort désire devenir le mari de miss Arcadia Walker, répondit l’un.

– Et miss Arcadia Walker désire devenir la femme de Seth Stanfort, » ajouta l’autre. Le magistrat s’inclina devant les deux fiancés en disant :

« Je suis entièrement à votre disposition, monsieur Stanfort, et à la vôtre, miss Arcadia Walker. »

Et tous deux s’inclinèrent à leur tour.

« Et quand vous conviendra-t-il qu’il soit procédé à ce mariage ? repris M. John Proth.

– Immédiatement… si vous êtes libre, déclara Seth Stanfort.

– Car nous quitterons Whaston dès que je serai mistress Stanfort », dit miss Arcadia Walker.

L’attitude de M. Proth indiqua combien il regretterait, et toute la ville avec lui, de ne pouvoir garder plus longtemps dans leurs murs ce couple charmant qui les honorait en ce moment de sa présence.

Puis il ajouta :

« Je suis entièrement à vos ordres. »

Et il recula de quelques pas afin de dégager la porte.

Mais M. Seth Stanfort de dire alors :

« Est-il bien nécessaire que miss Arcadia Walker et moi, nous descendions de…

– Aucunement, déclara M. Proth, et on peut aussi bien se marier à cheval qu’à pied. »

Il eût été difficile de rencontrer un magistrat plus accommodant, même en cet original pays d’Amérique !

« Une seule question, reprit M. Proth, toutes les formalités imposées par la loi sont-elles remplies ?…

– Elles le sont », répondit Stanfort.

Et il tendit au juge un double permis en bonne et due forme qui avait été rédigé par les greffes de Boston et de Trenton, après acquittement des droits de licence.

M. Proth prit les papiers, il affourcha sur son nez ses lunettes à monture d’or, il lut attentivement ces pièces, régulièrement légalisées et revêtues du timbre officiel, et dit :

« Ces papiers sont en règle, et je suis prêt à vous délivrer le certificat de mariage.»

Qu’on ne soit pas surpris si les curieux dont le nombre s’était accru se pressaient autour du couple,  comme  autant  de  témoins  d’une  union  célébrée  dans  des  conditions  qui paraîtraient un peu extraordinaires en tout autre pays. Mais cela n’était ni pour gêner les deux fiancés ni pour leur déplaire.

M. Proth revint alors sur le seuil, et d’une voix qui fut entendue de tous, il dit :

« M. Seth Stanfort, vous consentez à prendre pour femme miss Arcadia Walker ?…

– Oui.

– Miss Arcadia Walker, vous consentez à prendre pour mari M. Stanfort ?…

– Oui. »

Le magistrat se recueillit pendant quelques secondes, et sérieux comme un photographe qui va prononcer le sacramentel : ne bougeons plus !… il reprit en ces termes :

« M. Seth Stanfort de Boston et miss Arcadia Walker de Trenton, je vous déclare unis par la loi ! »

Les deux époux se rapprochèrent alors et se prirent la main comme pour sceller l’acte de mariage qu’ils venaient d’accomplir.

Puis, Seth Stanfort, tirant de son portefeuille un billet de cinq cents dollars, le présenta en disant : « Pour honoraires », tandis que mistress Stanfort en présentait un second, disant :

« Pour les pauvres ».

Puis, tous deux, après s’être inclinés devant le juge qui les salua respectueusement,  rendirent les rênes, et les deux chevaux s’élancèrent rapidement dans la direction du faubourg de Wilcox.

Et M. John Proth de se dire en philosophe qu’il était :

« J’admire vraiment combien il est facile de se marier en Amérique… presque autant que de divorcer ! »

CHAPITRE II – Qui introduit le lecteur dans la maison de M. Dean Forsyth, le met en rapport avec son neveu Francis Gordon et sa bonne Mitz.

 

« Mitz… Mitz !…

– Monsieur Francis ?…

– Qu’est-ce qu’il a donc, mon oncle Dean ?…

– Voilà ce que je ne puis deviner, monsieur Francis ! …

– Est-ce qu’il est malade ?…

– Non point que je sache, mais si cela continue, il le deviendra pour sûr !… » Ces demandes et réponses s’échangeaient entre un jeune homme de vingt-trois ans et une vieille femme de soixante-cinq, dans la salle à manger de la maison d’Elizabeth-street, précisément en cette ville de Whaston où venait de s’accomplir le plus original des mariages à la mode américaine.

Cette maison d’Elizabeth-street appartenait à M. Dean Forsyth. Un homme de cinquante-cinq ans et qui paraissait bien les avoir, grosse tête ébouriffée, petits yeux à lunettes d’un fort numéro, épaules légèrement voûtées, cou puissant toujours enveloppé du double tour d’une cravate qui montait jusqu’au menton, redingote ample et chiffonnée, gilet flasque dont les boutons inférieurs n’étaient jamais mis, pantalon trop court recouvrant à peine des souliers trop larges, une calotte à glands posée en arrière sur une chevelure grisonnante, une figure aux mille plis que ne terminait pas la barbiche habituelle aux Américains du Nord.

Tel était M. Dean Forsyth dont parlaient Francis Gordon, son neveu, et Mitz, sa vieille servante, dans la matinée du 3 novembre.

Francis Gordon, privé de ses parents dès son bas âge, fut élevé par M. Dean Forsyth, frère de sa mère. Bien qu’une certaine fortune dût lui revenir de son oncle, il ne se crut pas pour cela dispensé de travailler, et M. Forsyth ne le crut pas davantage. Le neveu fit donc ses études d’humanité dans la célèbre Université de (…).

Il les compléta par celles du droit, et il était maintenant avocat à Whaston, où la veuve, l’orphelin, les murs mitoyens, n’avaient pas de défenseur plus résolu. Il connaissait à fond les jugements et arrêts, il parlait avec facilité d’une voix chaude et pénétrante. Tous ses confrères, jeunes et vieux, l’estimaient, et il ne s’était jamais fait un ennemi. Très bien de sa personne, de beaux cheveux châtains, de beaux yeux noirs, des manières élégantes, spirituel sans méchanceté, serviable sans ostentation, point maladroit dans les divers genres de sport auxquels s’adonnait avec passion la gentry américaine, comment n’aurait-il pas pris rang parmi les plus distingués jeunes gens de la ville, et pourquoi n’eût-il pas aimé cette charmante Jenny Hudelson, fille du docteur Hudelson et de sa femme, née Flora Clarish ?…

Mais c’est trop tôt appeler l’attention sur cette jeune personne.