Un croquis, si sobre soit-il, doit éveiller une impression, avoir une âme. Moi qui m’étais accoutumé à exécuter des dessins de série sur des cuirs d’écritoire, je me voyais contraint de mettre mon intelligence en œuvre pour exprimer mon idéal, c’est-à-dire pour rendre ce que mon imagination prêtait d’obsédant à sa physionomie. Il faudrait regarder le visage, fermer les yeux, puis reporter sur le papier les traits que j’aurais retenus. Peut-être découvrirais-je ainsi un opium propre à calmer mes tourments ? Je me réfugiai enfin dans l’immobile vie des lignes et des formes.
Ce sujet convenait parfaitement à mon caractère de peintre macabre – dessin d’après cadavre. En vérité, j’étais un portraitiste de cadavres. Mais ses yeux, ses yeux clos, avais-je maintenant besoin de les revoir ? Leur image s’était-elle gravée assez profondément dans mon esprit et dans mon cerveau ?
Je ne sais. Jusqu’au matin, j’exécutai plusieurs croquis mais aucun ne répondait à mon attente. Je les déchirai les uns après les autres, sans pourtant me lasser de ce travail ni sentir passer le temps.
Le jour se levait. À travers les vitres des fenêtres, une lumière trouble s’était répandue dans ma chambre. J’étais absorbé par une esquisse que je trouvais mieux venue que les précédentes. Mais les yeux ? Ces yeux accusateurs, qui semblaient me reprocher des fautes impardonnables, ces yeux, je ne parvenais pas à en rendre l’éclat. Toute leur vie, leur souvenir s’étaient effacés de ma mémoire. Mes efforts restaient vains. J’avais beau regarder son visage, je n’arrivais pas à en retrouver l’expression. Soudain, je vis ses joues se colorer insensiblement d’un vermillon qui rappelait celui de la viande exposée à l’étal des boucheries. Elle se ranima. Ses yeux démesurés et étonnés, ses yeux dans lesquels était concentré tout l’éclat de la vie et qui brillaient d’une lueur morbide, ses yeux malades et accusateurs, s’ouvrirent avec lenteur et se fixèrent sur moi. C’était la première fois qu’elle percevait mon existence. Tout cela, sans doute, ne dura pas plus d’un instant. Ce fut assez, cependant, pour me permettre de saisir l’expression que je cherchais et de la fixer sur le papier. Je la reproduisis à la pointe du pinceau et, cette fois, ne déchirai pas le dessin.
Je me levai, m’approchai doucement d’elle. Je la croyais vivante, ressuscitée, mon amour ayant insufflé la vie dans son corps. Cependant, une fois près d’elle, je sentis l’odeur du cadavre, du cadavre en putréfaction. Des vers minuscules se lovaient sur elle et deux hannetons tournaient autour de son corps dans la lumière des bougies. Elle était bien morte. Mais pourquoi ses yeux s’étaient-ils ouverts ? Je ne sais. Avais-je rêvé, était-ce vrai ?
Surtout qu’on ne me demande rien. L’essentiel c’était son visage – non, ses yeux. Maintenant, je les possédais ; leur âme, sur le papier, m’appartenait. Le corps m’était désormais inutile, ce corps condamné à se résorber dans le néant, à servir de pâture aux vers et aux rats des entrailles de la terre.
1 comment