C’est que mon frère redoutant de me voir nouer des relations avec toi, tout en feignant de vouloir t’amener à mes concerts, avait eu soin de me faire entendre que tu avais été à Vienne la maîtresse, l’idole de Trenck. Il savait bien que c’était le moyen de m’éloigner à jamais de toi. Et je le croyais, tandis que tu te dévoues aux plus grands dangers, pour m’apporter cette bienheureuse nouvelle ! Tu n’aimes donc pas le roi ? Ah ! tu fais bien, c’est le plus pervers et le plus cruel des hommes !

– Oh ! madame, madame ! dit madame de Kleist, effrayée de l’abandon et de la volubilité délirante avec lesquels la princesse parlait devant la Porporina, à quels dangers vous vous exposeriez vous-même en ce moment, si mademoiselle n’était pas un ange de courage et de dévouement !

– C’est vrai... je suis dans un état !... Je crois bien que je n’ai pas ma tête. Ferme bien les portes, de Kleist, et regarde auparavant si personne dans les antichambres n’a pu m’écouter. Quant à elle, ajouta la princesse en montrant la Porporina, regarde-la, et dis-moi s’il est possible de douter d’une figure comme la sienne. Non, non ! je ne suis pas si imprudente que j’en ai l’air ; chère Porporina, ne croyez pas que je vous parle à cœur ouvert par distraction, ni que je vienne à m’en repentir quand je serai calme. J’ai un instinct infaillible, voyez-vous, mon enfant. J’ai un coup d’œil qui ne m’a jamais trompée. C’est dans la famille, et mon frère, le roi qui s’en pique, ne me vaut pas sous ce rapport-là. Non, vous ne me tromperez pas, je le vois, je le sais !... vous ne voudriez pas tromper une femme qui est dévorée d’un amour malheureux, et qui a souffert des maux dont personne n’aura jamais l’idée.

– Oh ! madame, jamais ! dit la Porporina en s’agenouillant près d’elle, comme pour prendre Dieu à témoin de son serment : ni vous, ni M. de Trenck, qui m’a sauvé la vie, ni personne au monde, d’ailleurs !

– Il t’a sauvé la vie ? Ah ! je suis sûre qu’il l’a sauvée à bien d’autres ! il est si brave, si bon, si beau ! Il est bien beau, n’est-ce pas ? mais tu ne dois pas trop l’avoir regardé ; autrement tu en serais devenue amoureuse, et tu ne l’es pas, n’est-il pas vrai ? Tu me raconteras comment tu l’as connu, et comment il t’a sauvé la vie ; mais pas maintenant. Je ne pourrais pas t’écouter. Il faut que je parle, mon cœur déborde. Il y a si longtemps qu’il se dessèche dans ma poitrine ! Je veux parler, parler encore ; laisse-moi tranquille, de Kleist. Il faut que ma joie s’exhale, ou que j’éclate. Seulement, ferme les portes, fais le guet, garde-moi, aie soin de moi. Ayez pitié de moi, mes pauvres amies, car je suis bien heureuse ! »

Et la princesse fondit en larmes.

« Tu sauras, reprit-elle au bout de quelques instants et d’une voix entrecoupée par des larmes, mais avec une agitation que rien ne pouvait calmer, qu’il m’a plu dès le premier jour où je l’ai vu. Il avait dix-huit ans, il était beau comme un ange, et si instruit, si franc, si brave ! On voulait me marier au roi de Suède. Ah bien oui ! et ma sœur Ulrique qui pleurait de dépit de me voir devenir reine et de rester fille ! “Ma bonne sœur, lui dis-je, il y a moyen de nous arranger. Les grands qui gouvernent la Suède veulent une reine catholique ; moi je ne veux pas abjurer. Ils veulent une bonne petite reine, bien indolente, bien tranquille, bien étrangère à toute action politique ; moi, si j’étais reine, je voudrais régner. Je vais me prononcer nettement sur ces points-là devant les ambassadeurs, et tu verras que demain ils écriront à leur prince que c’est toi qui conviens à la Suède, et non pas moi.” Je l’ai fait comme je l’ai dit, et ma sœur est reine de Suède. Et j’ai joué la comédie, depuis ce jour-là, tous les jours de ma vie. Ah ! Porporina, vous croyez que vous êtes actrice ? Non, vous ne savez pas ce que c’est que de jouer un rôle toute sa vie, le matin, le jour, le soir, et souvent la nuit. Car tout ce qui respire autour de nous n’est occupé qu’à nous épier, à nous deviner et à nous trahir. J’ai été forcée de faire semblant d’avoir bien du regret et du dépit, quand, par mes soins, ma sœur m’a escamoté le trône de Suède. J’ai été forcée de faire semblant de détester Trenck, de le trouver ridicule, de me moquer de lui, que sais-je ! Et cela dans le temps où je l’adorais, où j’étais sa maîtresse, où j’étouffais d’ivresse et de bonheur comme aujourd’hui !...