ah ! plus qu’aujourd’hui, hélas ! Mais Trenck n’avait pas ma force et ma prudence. Il n’était pas né prince, il ne savait pas feindre et mentir comme moi. Le roi a tout découvert, et, suivant la coutume des rois, il a menti, il a feint de ne rien voir ; mais il a persécuté Trenck, et ce beau page, son favori, est devenu l’objet de sa haine et de sa fureur. Il l’a accablé d’humiliations et de duretés. Il le mettait aux arrêts sept jours sur huit. Mais le huitième, Trenck était dans mes bras ; car rien ne l’effraie, rien ne le rebute. Comment ne pas adorer tant de courage ? Eh bien, le roi a imaginé de lui confier une mission à l’étranger. Et quand il l’a eu remplie avec autant d’habileté que de promptitude, mon frère a eu l’infamie de l’accuser d’avoir livré à son cousin Trenck le Pandour, qui est au service de Marie-Thérèse, les plans de nos forteresses et les secrets de la guerre. C’était le moyen, non seulement de l’éloigner de moi par une captivité éternelle, mais de le déshonorer, et de le faire périr de chagrin, de désespoir et de rage dans les horreurs du cachot. Vois si je puis estimer et bénir mon frère. Mon frère est un grand homme, à ce qu’on dit. Moi, je vous dis que c’est un monstre ! Ah ! garde-toi de l’aimer, jeune fille ; car il te brisera comme une branche ! Mais il faut faire semblant, vois-tu ! toujours semblant ! dans l’air où nous vivons, il faut respirer en cachette. Moi, je fais semblant d’adorer mon frère. Je suis sa sœur bien-aimée, tout le monde le sait, ou croit le savoir... Il est aux petits soins pour moi. Il cueille lui-même des cerises sur les espaliers de Sans-Souci, et il s’en prive, lui qui n’aime que cela sur la terre, pour me les envoyer ; et avant de les remettre au page qui m’apporte la corbeille, il les compte pour que le page n’en mange pas en route. Quelle attention délicate ! quelle naïveté digne de Henri IV et du roi René ! Mais il fait périr mon amant dans un cachot sous terre, et il essaie de le déshonorer à mes yeux pour me punir de l’avoir aimé ! Quel grand cœur et quel bon frère ! aussi, comme nous nous aimons !... »

Tout en parlant, la princesse pâlit, sa voix s’affaiblit peu à peu et s’éteignit ; ses yeux devinrent fixes et comme sortis de leurs orbites ; elle resta immobile, muette et livide. Elle avait perdu connaissance.

La Porporina, effrayée, aida madame de Kleist à la délacer et à la porter dans son lit, où elle reprit un peu de sentiment, et continua à murmurer des paroles inintelligibles.

« L’accès va se passer, grâce au ciel, dit madame de Kleist à la cantatrice. Quand elle aura repris l’empire de la volonté, j’appellerai ses femmes. Quant à vous, ma chère enfant, il faut absolument que vous passiez dans le salon de musique et que vous chantiez pour les murailles ou plutôt pour les oreilles de l’antichambre. Car le roi saura infailliblement que vous êtes venue ici, et il ne faut pas que vous paraissiez vous être occupée avec la princesse d’autre chose que de la musique. La princesse va être malade, cela servira à cacher sa joie. Il ne faut pas qu’elle paraisse se douter de l’évasion de Trenck, ni vous non plus. Le roi la sait à l’heure qu’il est, cela est certain. Il aura de l’humeur, des soupçons affreux, et sur tout le monde. Prenez bien garde à vous. Vous êtes perdue tout aussi bien que moi, s’il découvre que vous avez remis cette lettre à la princesse ; et les femmes vont à la forteresse aussi bien que les hommes dans ce pays-ci. On les y oublie à dessein, tout comme les hommes ; elles y meurent, tout comme les hommes. Vous voilà avertie, adieu. Chantez, et partez sans bruit comme sans mystère.