Je lui dirai que, puisqu’il m’avait autorisé à souper avec vous, il m’avait autorisé par cela même à me délivrer de tout obstacle à la mastication et à la déglutition. D’ailleurs j’avais l’honneur d’être trop bien connu de vous pour que le son de ma voix ne m’eût pas déjà trahi. C’est donc une vaine formalité dont je me débarrasse, et dont le prince fera bon marché tout le premier.
– C’est égal, monsieur le docteur, dit Matteus scandalisé, j’aime mieux que vous ayez fait cette plaisanterie-là que moi. »
Le docteur haussa les épaules, railla le timoré Matteus, mangea énormément et but à proportion ; après quoi, Matteus s’étant retiré pour changer le service, il rapprocha un peu sa chaise, baissa la voix, et parla ainsi à Consuelo :
« Chère signora, je ne suis pas si gourmand que j’en ai l’air (Supperville, étant convenablement repu, parlait ainsi fort à son aise), et mon but, en venant souper avec vous, était de vous instruire de choses importantes qui vous intéressent très particulièrement.
– De quelle part et en quel nom voulez-vous me révéler ces choses, monsieur ? dit Consuelo, qui se rappelait la promesse qu’elle venait de faire aux Invisibles.
– C’est de mon plein droit et de mon plein gré, répondit Supperville. Ne vous inquiétez donc pas. Je ne suis pas un mouchard, moi, et je parle à cœur ouvert, peu soucieux qu’on répète mes paroles. »
Consuelo pensa un instant que son devoir était de fermer absolument la bouche au docteur, afin de ne pas se rendre complice de sa trahison ; mais elle pensa aussi qu’un homme dévoué aux Invisibles au point de se charger d’empoisonner à demi les gens pour les amener, à leur insu, dans ce château, ne pouvait agir comme il le faisait sans y être secrètement autorisé. « C’est un piège qu’on me tend, pensa-t-elle. C’est une série d’épreuves qui commence. Voyons, et observons l’attaque. »
« Il faut donc, madame, continua le docteur, que je vous dise où et chez qui vous êtes. »
« Nous y voilà ! » se dit Consuelo ; et elle se hâta de répondre :
« Grand merci, monsieur le docteur, je ne vous l’ai pas demandé, et je ne désire pas le savoir.
– Ta ta ta ! reprit Supperville, vous voilà tombée dans la voie romanesque où il plaît au prince d’entraîner tous ses amis. Mais n’allez point donner sérieusement dans ces sornettes-là : le moins qui pourrait vous en arriver serait de devenir folle et de grossir son cortège d’aliénés et de visionnaires. Je n’ai pas l’intention, pour ma part, de manquer à la parole que je lui ai donnée de ne vous dire ni son nom ni celui du lieu où vous vous trouvez. C’est là d’ailleurs ce qui doit le moins vous préoccuper ; car ce ne serait qu’une satisfaction pour votre curiosité, et ce n’est pas cette maladie que je veux traiter chez vous, c’est l’excès de confiance, au contraire. Vous pouvez donc apprendre, sans lui désobéir et sans risquer de lui déplaire (je suis intéressé à ne pas vous trahir), que vous êtes ici chez le meilleur et le plus absurde des vieillards. Un homme d’esprit, un philosophe, une âme courageuse et tendre jusqu’à l’héroïsme, jusqu’à la démence. Un rêveur qui traite l’idéal comme une réalité, et la vie comme un roman. Un savant qui, à force de lire les écrits des sages et de chercher la quintessence des idées, est arrivé, comme don Quichotte après la lecture de tous ses livres de chevalerie, à prendre les auberges pour des châteaux, les galériens pour d’innocentes victimes, et les moulins à vent pour des monstres. Enfin un saint, si on ne considère que la beauté de ses intentions, un fou si on en pèse le résultat. Il a imaginé, entre autres choses, un réseau de conspiration permanente et universelle pour prendre à la nasse et paralyser l’action des méchants dans le monde : 1° combattre et contrarier la tyrannie des gouvernants ; 2° réformer l’immoralité ou la barbarie des lois qui régissent les sociétés ; 3° verser dans le cœur de tous les hommes de courage et de dévouement l’enthousiasme de sa propagande et le zèle de sa doctrine. Rien que ça ? hein ? et il croit y parvenir ! Encore s’il était secondé par quelques hommes sincères et raisonnables, le peu de bien qu’il réussit à faire pourrait porter ses fruits ! Mais, par malheur, il est environné d’une clique d’intrigants et d’imposteurs audacieux qui feignent de partager sa foi et de servir ses projets, et qui se servent de son crédit pour accaparer de bonnes places dans toutes les cours de l’Europe, non sans se mettre au bout des doigts la meilleure partie de l’argent destiné à ses bonnes œuvres. Voilà l’homme et son entourage. C’est à vous de juger dans quelles mains vous êtes, et si cette protection généreuse qui vous a heureusement tirée des griffes du petit Fritz ne risque pas de vous faire tomber pis, à force de vouloir vous élever dans les nues. Vous voilà avertie. Méfiez-vous des belles promesses, des beaux discours, des scènes de tragédie, des tours de passe-passe des Cagliostro, des Saint-Germain et consorts.
– Ces deux derniers personnages sont-ils donc actuellement ici ? demanda Consuelo un peu troublée, et flottante entre le danger d’être jouée par le docteur et la vraisemblance de ses assertions.
– Je n’en sais rien, répondit-il. Tout s’y passe mystérieusement. Il y a deux châteaux : un visible et palpable, où l’on voit arriver des gens du monde qui ne se doutent de rien, où l’on donne des fêtes, où l’on déploie l’appareil d’une existence princière, frivole et inoffensive. Ce château-là couvre et cache l’autre, qui est un petit monde souterrain assez habilement masqué. Dans le château invisible s’élucubrent tous les songes creux de Son Altesse. Novateurs, réformateurs, inventeurs, sorciers, prophètes, alchimistes, tous architectes d’une société nouvelle toujours prête, selon leur dire, à avaler l’ancienne demain ou après-demain ; voilà les hôtes mystérieux que l’on reçoit, que l’on héberge, et que l’on consulte sans que personne le sache à la surface du sol, ou du moins sans qu’aucun profane puisse expliquer le bruit des caves autrement que par la présence d’esprits follets et de revenants tracassiers dans les œuvres basses du bâtiment. Maintenant concluez : les susdits charlatans peuvent être à cent lieues d’ici, car ils sont grands voyageurs de leur nature, ou à cent pas de nous, dans de bonnes chambres à portes secrètes et à double fond. On dit que ce vieux château a servi autrefois de rendez-vous aux francs-juges, et que depuis, à cause de certaines traditions héréditaires, les ancêtres de notre prince se sont toujours divertis à y tramer des complots terribles, qui n’ont jamais, que je sache, abouti à rien. C’est une vieille mode du pays, et les plus illustres cerveaux ne sont pas ceux qui y donnent le moins.
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