S’il est un coupable parmi nous, il se disculpera lui-même, non par de vaines défaites et de téméraires allégations, mais par des actes de courage, de dévouement et de vertu. Si son âme a chancelé, nous la relèverons et nous l’aiderons à se vaincre. Tu parles de châtiment rigoureux ; nous n’infligeons que des châtiments moraux. Cet homme, quel qu’il soit, est notre égal, notre frère ; il n’y a chez nous ni maîtres, ni serviteurs, ni sujets, ni princes : de faux rapports t’ont sans doute abusée. Va en paix et ne pèche point. »
À ce dernier mot, l’examinateur agita une sonnette ; les deux hommes noirs masqués et armés rentrèrent, et, replaçant le capuchon sur la tête de Consuelo, ils la reconduisirent au pavillon par les mêmes détours souterrains qu’elle avait suivis pour s’en éloigner.
XXVII
La Porporina n’ayant plus sujet, d’après le langage bienveillant et paternel des Invisibles, d’être sérieusement inquiète du chevalier, et jugeant que Matteus n’avait pas vu très clair dans cette affaire, éprouva en quittant ce mystérieux conciliabule un grand soulagement d’esprit. Tout ce qu’on venait de lui dire flottait dans son imagination comme des rayons derrière un nuage ; et l’inquiétude ni l’effort de la volonté ne la soutenant plus, elle éprouva bientôt en marchant une fatigue insurmontable. La faim se fit sentir assez cruellement, le capuchon gommé l’étouffait. Elle s’arrêta plusieurs fois, fut forcée d’accepter les bras de ses guides pour continuer sa route, et, en arrivant dans sa chambre, elle tomba en faiblesse. Peu d’instants après, elle se sentit ranimée par un flacon qui lui fut présenté, et par l’air bienfaisant qui circulait dans l’appartement. Alors elle remarqua que les hommes qui l’avaient ramenée sortaient à la hâte, tandis que Matteus s’empressait de servir un souper des plus appétissants, et que le petit docteur masqué, qui l’avait mise en léthargie pour l’amener à cette résidence, lui tâtait le pouls et lui prodiguait ses soins. Elle le reconnaissait facilement à sa perruque, et à sa voix qu’elle avait entendue quelque part, sans pouvoir dire en quelle circonstance.
« Cher docteur, lui dit-elle en souriant, je crois que la meilleure prescription sera de me faire souper bien vite. Je n’ai pas d’autre mal que la faim ; mais je vous supplie de m’épargner cette fois le café que vous faites si bien. Je crois que je ne serais plus de force à le supporter.
– Le café préparé par moi, répondit le docteur, est un calmant recommandable. Mais soyez tranquille, madame la comtesse : mon ordonnance ne porte rien de semblable. Aujourd’hui voulez-vous vous fier à moi et me permettre de souper avec vous ? La volonté de Son Altesse est que je ne vous quitte pas avant que vous soyez complètement rétablie, et je pense que, dans une demi-heure, la réfection aura chassé cette faiblesse entièrement.
– Si tel est le bon plaisir de Son Altesse et le vôtre, monsieur le docteur, ce sera le mien aussi d’avoir l’honneur de votre compagnie pour souper, dit Consuelo en laissant rouler son fauteuil par Matteus auprès de la table.
– Ma compagnie ne vous sera pas inutile, reprit le docteur, en commençant à démolir un superbe pâté de faisans, et à découper ces volatiles avec la dextérité d’un praticien consommé. Sans moi, vous vous laisseriez aller à la voracité insurmontable qu’on éprouve après un long jeûne, et vous pourriez vous en mal trouver. Moi qui ne crains pas un pareil inconvénient, j’aurai soin de vous compter les morceaux, tout en les mettant doubles sur mon assiette. »
La voix de ce docteur gastronome occupait Consuelo malgré elle. Mais sa surprise fut grande lorsque, détachant lestement son masque, il le posa sur la table en disant :
« Au diable cette puérilité qui m’empêche de respirer et de sentir le goût de ce que je mange ! »
Consuelo tressaillit en reconnaissant, dans ce viveur de médecin, celui qu’elle avait vu au lit de mort de son mari, le docteur Supperville, premier médecin de la margrave de Bareith. Elle l’avait aperçu de loin à Berlin depuis, sans avoir le courage de le regarder ni de lui parler. En ce moment le contraste de son appétit glouton avec l’émotion et l’accablement qu’elle éprouvait, lui rappelèrent la sécheresse de ses idées et de ses discours au milieu de la consternation et de la douleur de la famille de Rudolstadt, et elle eut peine à lui cacher l’impression désagréable qu’il lui causait. Mais le Supperville, absorbé par le fumet du faisan, paraissait ne faire aucune attention à son trouble.
Matteus vint compléter le ridicule de la situation où se plaçait le docteur, par une exclamation naïve. Le circonspect serviteur le servait depuis cinq minutes sans s’apercevoir qu’il avait le visage découvert, et ce ne fut qu’au moment de prendre le masque pour le couvercle du pâté, et de le placer méthodiquement sur la brèche ouverte, qu’il s’écria avec terreur :
« Miséricorde, monsieur le docteur, vous avez laissé choir votre visage sur la table !
– Au diable ce visage d’étoffe ! te dis-je. Je ne pourrai jamais m’habituer à manger avec cela. Mets-le dans un coin, tu me le rendras quand je sortirai.
– Comme il vous plaira, monsieur le docteur, dit Matteus d’un ton consterné. Je m’en lave les mains. Mais Votre Seigneurie n’ignore pas que je suis forcé tous les soirs de rendre compte de point en point de tout ce qui s’est fait et dit ici. J’aurai beau dire que votre visage s’est détaché par mégarde, je ne pourrai pas nier que Madame n’ait vu ce qui était dessous.
– Fort bien, mon brave. Tu feras ton rapport, dit le docteur sans se déconcerter.
– Et vous remarquerez, monsieur Matteus, observa Consuelo, que je n’ai aucunement provoqué M. le docteur à cette désobéissance, et que ce n’est pas ma faute si je l’ai reconnu.
– Soyez donc tranquille, madame la comtesse, reprit Supperville la bouche pleine. Le prince n’est pas si diable qu’il est noir, et je ne le crains guère.
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