Cette pensée s’empara si fort de la pauvre Consuelo, qu’elle tomba dans une profonde mélancolie. Albert vivant, elle n’hésiterait pas à le rejoindre dès qu’on le lui permettrait, et à se dévouer à lui éternellement. Mais plus que jamais elle sentait qu’elle devait souffrir d’un dévouement où l’amour n’entrerait pour rien. Le chevalier se présentait à son imagination comme une cause d’amers regrets, et à sa conscience comme une source de futurs remords. S’il fallait renoncer à lui, l’amour naissant suivait la marche ordinaire des inclinations contrariées, il devenait passion. Consuelo ne se demandait pas avec une hypocrite résignation pourquoi ce cher Albert voulait sortir de sa tombe où il était si bien ; elle se disait qu’il était dans sa destinée de se sacrifier à cet homme, peut-être même au-delà du tombeau, et elle voulait accomplir cette destinée jusqu’au bout ; mais elle souffrait étrangement, et pleurait l’inconnu, son plus involontaire, son plus ardent amour.
Elle fut tirée de ses méditations par un petit bruit et le frôlement d’une aile légère sur son épaule. Elle fit une exclamation de surprise et de joie en voyant un joli rouge-gorge voltiger dans sa chambre et s’approcher d’elle sans frayeur. Au bout de quelques instants de réserve, il consentit à prendre une mouche dans sa main.
« Est-ce toi, mon pauvre ami, mon fidèle compagnon ? lui disait Consuelo avec des larmes de joie enfantine. Serait-il possible que tu m’eusses cherchée et retrouvée ici ? Non, cela ne se peut. Jolie créature confiante, tu ressembles à mon ami et tu ne l’es pas. Tu appartiens à quelque jardinier, et tu t’es échappé de la serre où tu as passé les jours froids parmi des fleurs toujours belles. Viens à moi, consolateur du prisonnier ; puisque l’instinct de ta race te pousse vers les solitaires et les captifs, je veux reporter sur toi toute l’amitié que j’avais pour ton frère. »
Consuelo jouait sérieusement depuis un quart d’heure avec cette aimable bestiole, lorsqu’elle entendit au-dehors un petit sifflement qui parut faire tressaillir l’intelligente créature. Elle laissa tomber les friandises que lui avait prodiguées sa nouvelle amie, hésita un peu, fit briller ses grands yeux noirs, et tout à coup se détermina à prendre sa volée vers la fenêtre, entraînée par le nouvel avertissement d’une autorité irrécusable. Consuelo la suivit des yeux, et la vit se perdre dans le feuillage. Mais en cherchant à l’y découvrir encore, elle aperçut au fond de son jardin, sur l’autre rive du ruisseau qui le bornait, dans un endroit un peu découvert, un personnage facile à reconnaître malgré la distance. C’était Gottlieb, qui se traînait le long de l’eau d’une manière assez réjouie, en chantant et en essayant de sautiller. Consuelo, oubliant un peu la défense des Invisibles, s’efforça, en agitant son mouchoir à la fenêtre, d’attirer son attention. Mais il était absorbé par le soin de rappeler son rouge-gorge. Il levait la tête vers les arbres en sifflant, et il s’éloigna sans avoir remarqué Consuelo.
« Dieu soit béni, et les Invisibles aussi, en dépit de Supperville se dit-elle. Ce pauvre enfant paraît heureux et mieux portant ; son ange gardien le rouge-gorge est avec lui. Il me semble que c’est aussi pour moi le présage d’une riante destinée. Allons, ne doutons plus de mes protecteurs : la méfiance flétrit le cœur. »
Elle chercha comment elle pourrait occuper son temps d’une manière fructueuse pour se préparer à la nouvelle éducation morale qu’on lui avait annoncée, et elle s’avisa de lire, pour la première fois depuis qu’elle était à ***. Elle entra dans la bibliothèque, sur laquelle elle n’avait encore jeté qu’un coup d’œil distrait, et résolut d’examiner sérieusement le choix des livres qu’on avait mis à sa disposition. Ils étaient peu nombreux, mais extrêmement curieux et probablement fort rares, sinon uniques pour la plupart. C’était une collection des écrits des philosophes les plus remarquables de toutes les époques et de toutes les nations, mais abrégés et réduits à l’essence de leurs doctrines, et traduits dans les diverses langues que Consuelo pouvait comprendre. Plusieurs, n’ayant jamais été publiés en traductions, étaient manuscrits, particulièrement ceux des hérétiques et novateurs célèbres du Moyen Âge, précieuses dépouilles du passé dont les fragments importants, et même quelques exemplaires complets, avaient échappé aux recherches de l’Inquisition, et aux dernières violations exercées par les jésuites dans les vieux châteaux hérétiques de l’Allemagne, lors de la guerre de Trente Ans. Consuelo ne pouvait apprécier la valeur de ces trésors philosophiques recueillis par quelque bibliophile ardent, ou par quelque adepte courageux. Les originaux l’eussent intéressé à cause des caractères et des vignettes, mais elle n’en avait sous les yeux qu’une traduction, faite avec soin et calligraphiée avec élégance par quelque moderne. Cependant elle rechercha de préférence les traductions fidèles de Wyclif, de Jean Huss, et des philosophes chrétiens réformateurs qui se rattachaient, dans les temps antérieurs, contemporains et subséquents, à ces pères de la nouvelle ère religieuse. Elle ne les avait pas lus, mais elle les connaissait assez bien par ses longues conversations avec Albert.
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