Elle s’aperçut qu’elle tremblait visiblement, et sans les cinq minutes d’un profond silence où se tint l’assemblée, elle n’eût pas eu la force de se remettre et de se préparer à répondre.

Enfin, le huitième juge se leva et fit signe aux deux introducteurs, qui se tenaient, l’épée à la main, à la droite et à la gauche de Consuelo, de l’amener jusqu’au pied du tribunal, où elle resta debout, dans une attitude de calme et de courage un peu affectés.

« Qui êtes-vous, et que demandez-vous ? » dit l’homme noir sans se lever.

Consuelo demeura quelques instants interdite, enfin elle prit courage et répondit :

« Je suis Consuelo, cantatrice de profession, dite la Zingarella et la Porporina.

– N’as-tu point d’autre nom ? » reprit l’interrogateur.

Consuelo hésita, puis elle dit :

« J’en pourrais revendiquer un autre ; mais je me suis engagée sur l’honneur à ne jamais le faire.

– Espères-tu donc cacher quelque chose à ce tribunal ? Te crois-tu devant des juges vulgaires, élus pour juger de vulgaires intérêts, au nom d’une loi grossière et aveugle ? Que viens-tu faire ici, si tu prétends nous abuser par de vaines défaites ? Nomme-toi, fais-toi connaître pour ce que tu es, ou retire-toi.

– Vous qui savez qui je suis, vous savez sans doute également que mon silence est un devoir, et vous m’encouragerez à y persister. »

Un des manteaux rouges se pencha, fit signe à un des manteaux noirs et en un instant tous les manteaux noirs sortirent de la salle, à l’exception de l’examinateur, qui resta à sa place et reprit la parole en ces termes :

« Comtesse de Rudolstadt, maintenant que l’examen devient secret, et que vous êtes seule en présence de vos juges, nierez-vous que vous soyez légitimement mariée au comte Albert Podiebrad, dit de Rudolstadt par les prétentions de sa famille ?

– Avant de répondre à cette question, dit Consuelo avec fermeté, je demande à savoir quelle autorité dispose ici de moi, et quelle loi m’oblige à la reconnaître.

– Quelle loi prétendrais-tu donc invoquer ? Est-ce une loi divine ou humaine ? La loi sociale te place encore sous la dépendance absolue de Frédéric II, roi de Prusse, électeur de Brandebourg, sur les terres duquel nous t’avons enlevée pour te soustraire à une captivité indéfinie, et à des dangers plus affreux encore, tu le sais !

– Je sais, dit Consuelo en fléchissant le genou, qu’une reconnaissance éternelle me lie à vous. Je ne prétends donc invoquer que la loi divine, et je vous prie de me définir celle de la reconnaissance. Me commande-t-elle de vous bénir et de me dévouer à vous du fond de mon cœur ? je l’accepte ; mais si elle me prescrit de manquer, pour vous complaire, aux arrêts de ma conscience, ne dois-je pas la récuser ? Jugez vous-mêmes.

– Puisses-tu penser et agir dans le monde comme tu parles ! Mais les circonstances qui te placent ici dans notre dépendance échappent à tous les raisonnements ordinaires. Nous sommes au-dessus de toute loi humaine, tu as pu le reconnaître à notre puissance. Nous sommes également en dehors de toute considération humaine : préjugés de fortune, de rang et de naissance, scrupules et délicatesse de position, crainte de l’opinion, respect même des engagements contractés avec les idées et les personnes du monde, rien de tout cela n’a de sens pour nous, ni de valeur à nos yeux, alors que réunis loin de l’œil des hommes, et armés du glaive de la justice de Dieu, nous pesons dans le creux de notre main les hochets de votre frivole et craintive existence. Explique-toi donc sans détour devant nous qui sommes les appuis, la famille et la loi vivante de tout être libre. Nous ne t’écouterons pas, que nous ne sachions en quelle qualité tu comparais ici. Est-ce la zingarella Consuelo, est-ce la comtesse de Rudolstadt qui nous invoque ?

– La comtesse de Rudolstadt, ayant renoncé à tous ses droits dans la société, n’en a aucun à réclamer ici. La zingarella Consuelo...

– Arrête, et pèse les paroles que tu viens de dire. Si ton époux était vivant, aurais-tu le droit de lui retirer ta foi, d’abjurer son nom, de repousser sa fortune, en un mot, de redevenir la zingarella Consuelo, pour ménager l’orgueil puéril et insensé de sa famille et de sa caste ?

– Non sans doute.

– Et penses-tu donc que la mort ait rompu à jamais vos liens ? ne dois-tu à la mémoire d’Albert ni respect, ni amour, ni fidélité ? »

Consuelo rougit et se troubla, puis elle redevint pâle. L’idée qu’on allait, comme Cagliostro et le comte de Saint-Germain, lui parler de la résurrection possible d’Albert, et même lui en montrer le fantôme, la remplit d’une telle frayeur, qu’elle ne put répondre.

« Épouse d’Albert Podiebrad, reprit l’examinateur, ton silence t’accuse. Albert est mort tout entier pour toi, et ton mariage n’est à tes yeux qu’un incident de ta vie aventureuse, sans aucune conséquence, sans aucune obligation pour l’avenir. Zingara, tu peux te retirer. Nous ne nous sommes intéressés à ton sort qu’en raison de tes liens avec le plus excellent des hommes. Tu n’étais pas digne de notre amour, car tu ne fus pas digne du sien. Nous ne regrettons pas la liberté que nous t’avons rendue ; toute réparation des maux qu’inflige le despotisme est un devoir et une jouissance pour nous. Mais notre protection n’ira pas plus loin. Dès demain tu quitteras cet asile que nous t’avions donné avec l’espérance que tu en sortirais purifiée et sanctifiée ; tu retourneras au monde : à la chimère de la gloire, à l’enivrement des folles passions. Que Dieu ait pitié de toi ! nous t’abandonnons sans retour. »

Consuelo resta quelques moments atterrée sous cet arrêt. Quelques jours plus tôt, elle ne l’eût pas accepté sans appel ; mais le mot de folles passions qui venait d’être prononcé lui remettait sous les yeux, à cette heure, l’amour insensé qu’elle avait conçu pour l’inconnu, et qu’elle avait accueilli dans son cœur presque sans examen et sans combat.

Elle était humiliée à ses propres yeux, et la sentence des Invisibles lui paraissait méritée jusqu’à un certain point. L’austérité de leur langage lui inspirait un respect mêlé de terreur, et elle ne songeait plus à se révolter contre le droit qu’ils s’attribuaient de la juger et de la condamner, comme un être relevant de leur autorité. Il est rare que, quelle que soit notre fierté naturelle, ou l’irréprochabilité de notre vie, nous ne subissions pas l’ascendant d’une parole grave qui nous accuse au dépourvu, et qu’au lieu de discuter avec elle, nous ne fassions pas un retour sur nous-mêmes pour voir avant tout si nous ne méritons pas ce blâme. Consuelo ne se sentait pas à l’abri de tout reproche, et l’appareil déployé autour d’elle rendait sa position singulièrement pénible. Cependant, elle se rappela promptement qu’elle n’avait pas demandé à comparaître devant ce tribunal sans s’être préparée et résignée à sa rigueur. Elle y était venue, résolue à subir des admonestations, un châtiment quelconque, s’il le fallait, pourvu que le chevalier fût disculpé ou pardonné. Mettant donc de côté tout amour-propre, elle accepta les reproches sans amertume, et médita quelques instants sa réponse.

« Il est possible que je mérite cette dure malédiction, dit-elle enfin ; je suis loin d’être contente de moi. Mais en venant ici je me suis fait des Invisibles une idée que je veux vous dire. Le peu que j’ai appris de vous par la rumeur populaire, et le bienfait de la liberté que je tiens de vous, m’ont fait penser que vous étiez des hommes aussi parfaits dans la vertu que puissants dans la société. Si vous êtes tels que je me plais à le croire, d’où vient que vous me repoussez si brusquement, sans m’avoir indiqué la route à suivre pour sortir de l’erreur et pour devenir digne de votre protection ? Je sais qu’à cause d’Albert de Rudolstadt, le plus excellent des hommes, comme vous l’avez bien nommé, sa veuve méritait quelque intérêt ; mais ne fussé-je pas la femme d’Albert, ou bien eussé-je été en tout temps indigne de l’être, la zingara Consuelo, la fille sans nom, sans famille et sans patrie, n’a-t-elle pas encore des droits à votre sollicitude paternelle ? Supposez que je sois une grande pécheresse, n’êtes-vous pas comme le royaume des cieux où la conversion d’un maudit apporte plus de joie que la persévérance de cent élus ? Enfin, si la loi qui vous rassemble et qui vous inspire est une loi divine, vous y manquez en me repoussant. Vous aviez entrepris, dites-vous, de me purifier et de me sanctifier.