Je lui parlerai, comptez-y. Maintenant, venez à table. »
Honteux et sans volonté, je me laissai faire. Elle parla avec une certaine hâte et volubilité de choses indifférentes, et je lui étais reconnaissant intérieurement de ce qu’elle paraissait n’avoir pas fait attention à cette explosion plus forte que moi et l’avoir déjà oubliée. Elle me dit d’une voix persuasive que le lendemain dimanche, elle devait faire, avec le professeur W… et sa fiancée, une excursion sur les bords d’un lac voisin et qu’il me fallait venir avec eux, m’arracher à mes livres et me distraire. Tout mon malaise provenait du surmenage et de la surexcitation des nerfs ; une fois dans l’eau ou sur les chemins, mon corps retrouverait aussitôt l’équilibre.
Je promis de les accompagner. Tout, plutôt que la solitude, plutôt que de rester dans ma chambre, avec ces pensées rôdant dans l’ombre. « Et cet après-midi non plus ne demeurez pas enfermé. Allez vous promener, courir, vous amuser », insista-t-elle encore. « C’est étrange, pensai-je, comme elle devine mes sentiments les plus intimes, comme elle qui pourtant, m’est étrangère, sait toujours ce qu’il me faut ou ce qui me fait mal, tandis que lui, l’homme de la connaissance, me méconnaît et me brise. » Je lui promis de l’écouter. Et, la regardant avec gratitude, je lui trouvai un nouveau visage : ce qui s’y montrait d’habitude de railleur et d’impertinent et lui donnait un peu l’air d’un garçon insolent et mal élevé, était remplacé par un regard tendre et compatissant ; jamais je ne l’avais vue aussi sérieuse. « Pourquoi, lui ne me regarde-t-il jamais avec cet air de bonté ? se demandait nostalgiquement en moi un sentiment confus. Pourquoi ne voit-il jamais qu’il me fait mal ? Pourquoi n’a-t-il jamais posé sur mes cheveux, ou dans mes mains, des mains aussi secourables, aussi tendres ? » Je baisai avec reconnaissance les mains de cette femme, mais elle les retira vivement, presque avec violence. « Ne vous tourmentez pas », insista-t-elle encore, très chaleureuse.
Puis ses lèvres reprirent une expression de dureté ; se redressant brusquement, elle dit d’une voix basse : « Croyez-moi, il ne le mérite pas. »
Et cette parole, murmurée d’une façon à peine perceptible, endolorit de nouveau mon cœur qui était déjà presque apaisé.
Ce que je fis d’abord dans cet après-midi et cette soirée est si ridicule et si puéril que pendant des années, j’ai eu honte d’y penser et que, même, une censure intérieure étouffait aussitôt le moindre souvenir qui s’y rapportait. Aujourd’hui, je n’ai plus honte de ces balourdises ; au contraire, je comprends maintenant très bien le jeune homme impétueux que j’étais, qui dans sa passion confuse cherchait violemment à se cacher à lui-même la propre incertitude de ses sentiments.
Je me vois moi-même comme au bout d’un couloir d’une longueur extraordinaire, comme à travers un télescope : ce jeune homme désespéré et tiraillé monte dans sa chambre sans savoir ce qu’il va entreprendre contre lui-même. Et soudain il se précipite sur son paletot, se compose une autre démarche, va chercher au fond de son être des gestes farouchement résolus et puis brusquement, d’un pas énergique et violent, le voilà dans la rue. Oui, c’est moi, je me reconnais, je sais toutes les pensées de ce pauvre garçon d’alors, sot et tourmenté ; je le sais : soudain je me suis raidi, juste devant la glace, et je me suis dit : « Je me moque de lui, que le Diable l’emporte ! Pourquoi me torturer à cause de ce vieux fou ? Elle a raison : soyons gais, amusons-nous enfin. En avant ! »
Véritablement c’est ainsi que je suis descendu dans la rue. Ce fut une brusque secousse pour me délivrer, et, puis une course à toutes jambes, une fuite lâche et aveugle, pour ne pas reconnaître que cette joyeuse assurance n’était pas si joyeuse que cela et que le bloc de glace, immobile, toujours aussi lourd, pesait sur mon cœur. Je me rappelle encore comment je marchais, ma forte canne bien serrée dans la main et regardant chaque étudiant droit dans les yeux ; en moi couvait une dangereuse envie de me quereller avec quelqu’un, de décharger au hasard, sur le premier venu, ma colère grondant sans issue. Mais heureusement, personne ne daigna faire attention à moi. Alors je me dirigeai vers le café où le plus souvent se réunissaient mes camarades étudiants du séminaire, déterminé à m’asseoir à leur table sans y être invité et à trouver dans le moindre quolibet le prétexte d’une provocation. Mais ici encore, mon humeur batailleuse ne rencontra que le vide ; la belle journée qu’il faisait en avait engagé la plupart à excursionner, et les deux ou trois qui restaient me saluèrent poliment et n’offrirent pas la moindre prise à ma fiévreuse irritation. Mécontent, je me levai bientôt et je me rendis dans un établissement franchement mal famé dans les faubourgs, où en écoutant un bruyant flonflon, le rebut des viveurs de la petite ville se pressait grossièrement, environnés de bière et de fumée. J’engloutis vite deux ou trois verres, invitai à ma table une femme de mœurs légères avec son amie, également une demi-mondaine, sèche et fardée, et j’éprouvai une joie maligne à me faire remarquer. Chacun me connaissait dans la petite ville ; chacun savait que j’étais le disciple du professeur ; elles, d’autre part, montraient bien par leur costume effronté et par leur conduite ce qu’elles étaient ; ainsi je jouis de ce plaisir fol et ridicule de me compromettre, et lui avec moi (comme j’avais la sottise de le penser) ; puissent-ils voir, me disais-je, que je me moque de lui, que je me fiche de lui ! Et devant tout le monde je fis la cour à cette créature à la grosse poitrine, de la manière la plus éhontée et sans le moindre tact. C’était une ivresse de méchanceté enragée et bientôt aussi ce fut une ivresse réelle, car nous buvions de tout, mélangeant grossièrement vins, eau-de-vie, bière, et nous nous agitions si violemment qu’autour de nous des chaises se renversaient et que les voisins se reculaient avec prudence. Mais je n’avais pas honte, au contraire ; il apprendra ainsi, me disais-je furieusement en ma tête folle, il verra ainsi combien il m’est indifférent : ah ! je ne suis pas triste, je ne suis pas offensé, au contraire : « Du vin ! du vin ! » fis-je en frappant du poing sur la table, à faire trembler les verres. Finalement je sortis avec les deux femmes, tenant l’une au bras droit et l’autre au bras gauche, et je gagnai la grand-rue, où la promenade habituelle de neuf heures réunissait les étudiants et les jeunes filles, les civils et les militaires, pour une flânerie bon-enfant : trio titubant et lourd d’alcool, nous passâmes sur la chaussée en faisant tant de bruit qu’enfin un sergent de ville s’avança, irrité, et nous intima énergiquement de nous tenir tranquilles. Ce qui arriva par la suite, je suis incapable de le raconter exactement : une vapeur bleue d’alcool obscurcit mon souvenir ; je sais seulement que, dégoûté des deux femmes ivres et d’ailleurs moi-même à peine maître de mes sens, je me débarrassai d’elles en leur donnant de l’argent ; ensuite je bus en quelque endroit du café et du cognac, et devant l’Université je prononçai une philippique contre les professeurs, pour la joie des gamins rassemblés autour de moi. Puis, poussé par l’obscur instinct de me salir encore davantage et de lui faire tort – idée stupide dictée confusément par une colère passionnée ! – je voulus aller dans une maison close, mais je n’en trouvai pas le chemin, et finalement je rentrai chez moi, en titubant, de fort mauvaise humeur.
1 comment