Mais je dus m’appuyer à la rampe de l’escalier, tellement mes membres flageolaient.

J’entrai dans la salle à manger. Devant l’un des deux couverts, la femme de mon maître m’attendait, et elle me salua en me reprochant légèrement de l’avoir obligée à venir me chercher. Sa place à lui était vide. Je sentis le sang me monter à la tête. Que signifiait cette absence imprévue ? Redoutait-il encore plus que moi-même notre rencontre ? Avait-il honte, ou bien désormais ne voulait-il plus s’asseoir à la même table que moi ? Enfin je résolus de demander si le professeur ne viendrait pas.

Étonnée, elle me regarda : « Ne savez-vous donc pas qu’il est parti ce matin par le train ? – Parti ? balbutiai-je. Pour où ? » Aussitôt son visage se fronça : « Mon mari n’a pas daigné me le dire ; c’est probablement une de ses sorties coutumières. » Puis soudain elle se tourna vers moi, disant vivement et d’un air interrogateur : « Mais vous ne le savez donc pas, vous ? Il est pourtant, cette nuit, remonté exprès chez vous ; je pensais que c’était pour prendre congé. C’est étrange, vraiment étrange… qu’il ne vous ait rien dit, à vous non plus.

 À moi ! » fis-je, incapable d’autre chose que de ce cri. Et à ma honte, à ma confusion, ce cri fit déborder tout ce que ces dernières heures avaient refoulé en moi. Subitement ce fut comme une explosion : de sanglots, de gémissements convulsifs et furieux ; je n’étais plus qu’une masse hagarde de désespoir, de douleur éperdue, d’où jaillissait un déluge de mots et de cris enchevêtrés ; je pleurais, ou plutôt ma bouche frémissante déchargeait toute la souffrance accumulée en moi et je la noyais dans des sanglots hystériques. Mes poings frappaient sur la table avec égarement et, comme un enfant irritable et hors de lui, la figure ruisselante de larmes, je laissais éclater avec rage ce qui, depuis des semaines, couvait en moi comme un orage. Et tandis que ces épanchements effrénés me soulageaient, j’éprouvais en même temps une honte infinie à me trahir ainsi devant elle.

« Qu’avez-vous ? Pour l’amour de Dieu ! » Ce disant, elle s’était levée brusquement, toute décontenancée. Puis elle vint vite à moi et me conduisit de la table au canapé : « Étendez-vous là. Calmez-vous. » Elle caressait mes mains, elle passait les siennes sur mes cheveux, tandis que des secousses convulsives continuaient à ébranler mon corps tout tremblant. « Ne vous tourmentez pas, Roland, ne vous laissez pas tourmenter. Je connais tout cela, je l’ai senti venir. » Elle caressait toujours mes cheveux, mais soudain sa voix devint dure : « Je sais par moi-même comment il s’y prend pour troubler les gens. Je le sais mieux que personne. Mais croyez-moi, je voulais toujours vous avertir lorsque je voyais que vous vous reposiez entièrement sur lui, alors qu’il n’a lui-même aucun équilibre. Vous ne le connaissez pas, vous êtes aveugle, vous êtes un enfant. Vous ne vous doutez de rien, pas même aujourd’hui, non, pas même maintenant. Ou peut-être avez-vous aujourd’hui pour la première fois commencé à comprendre quelque chose ? Ce serait tant mieux pour lui et pour vous. »

Elle resta penchée sur moi affectueusement ; il me semblait que ses paroles et ses mains apaisantes qui endormaient ma douleur, venaient d’une profondeur ouatée. Cela me faisait du bien de rencontrer enfin, enfin de nouveau un souffle de sympathie et de sentir près de moi, tendre, presque maternelle, une main de femme. Peut-être aussi que j’en avais été privé depuis trop longtemps, et maintenant en voyant à travers le voile de la tristesse l’intérêt que me témoignait une femme tendrement préoccupée, ma souffrance s’allégeait. Mais malgré tout, combien j’étais confus, combien j’avais honte de m’être trahi dans cette crise et de m’être livré ainsi, dans mon désespoir ! Et ce fut malgré moi que, me redressant péniblement, je laissai encore libre cours à un flot de cris précipités et saccadés à la fois, me plaignant de tout ce qu’il m’avait fait, disant comment il m’avait repoussé et persécuté, puis de nouveau attiré ; comment, sans raison ni motif, il se montrait dur envers moi – ce bourreau à qui, malgré tout, j’étais attaché avec amour, que je haïssais en l’aimant et que j’aimais en le haïssant. Je recommençai tellement à m’exciter qu’il fallut encore qu’elle m’apaisât. De nouveau ses douces mains me repoussèrent avec gentillesse sur l’ottomane d’où je m’étais levé avec emportement. Enfin, je devins plus calme. Elle se taisait, étrangement pensive : je devinais qu’elle comprenait tout cela et peut-être encore plus que moi-même… Ce silence nous lia pendant quelques minutes ; puis la jeune femme se leva : « Bien, il y a maintenant assez longtemps que vous faites l’enfant ; à présent redevenez un homme. Mettez-vous à table et mangez. Il n’y a là rien de tragique, c’est un simple malentendu, qui s’éclaircira – et, comme je faisais quelques gestes de dénégation, elle ajouta vivement : – Il s’éclaircira, car je ne vous laisserai pas plus longtemps tirailler et bouleverser ainsi ; il faut que cela finisse ; il faut qu’enfin il apprenne un peu à se maîtriser. Vous êtes trop bon pour ses jeux aventureux.