Je n’exerce pas de pression sur toi, mais ne vaudrait-il pas mieux que cette heure dernière créât aussi une complète clarté entre nous ? Dis-moi donc pourquoi tu veux t’en aller. Es-tu fâché contre moi à cause de cette offense absurde ? »
D’un signe je fis non. La pensée que lui, qui avait été trompé et trahi, voulût prendre la faute sur soi, était horrible.
« T’ai-je blessé par ailleurs, consciemment ou non ? Je suis quelquefois étrange, je le sais. Et je t’ai irrité, tourmenté, contre ma propre volonté. Je ne t’ai jamais assez remercié pour tout l’intérêt que tu m’as porté – je le sais, je le sais, je l’ai toujours su, même dans les minutes où je te faisais mal. Est-ce là la raison, dis-le-moi, Roland, car je voudrais que nous prissions loyalement congé l’un de l’autre. »
De nouveau je secouai la tête, je ne pouvais pas parler. Jusqu’alors sa voix avait été assurée : maintenant elle commença à se troubler légèrement.
« Ou bien… je te le demande encore… quelqu’un t’a-t-il rapporté quelque chose sur mon compte… quelque chose que tu trouves vil… abject… quelque chose qui fait… que tu me méprises ? »
« Non ! non ! non… » Cette dénégation jaillit comme un sanglot : moi, le mépriser ! Lui ! moi !
Maintenant sa voix devint impatiente. « Qu’y a-t-il alors ?… Qu’est-ce que ça peut donc être ?… Es-tu fatigué de travailler ?… Ou bien est-ce quelque chose d’autre qui te fait partir… ? Une femme… est-ce une femme ? »
Je me tus et ce silence était sans doute tel qu’il y sentit un aveu. Il se pencha plus près de moi et murmura tout bas, mais sans émotion, sans aucune émotion ni colère :
« Est-ce une femme ?… la mienne ?… »
Je continuai de me taire, et il comprit. Un tremblement me parcourut le corps : maintenant, maintenant, maintenant il allait éclater, me tomber dessus, me battre, me châtier… et j’avais presque envie qu’il me fouettât, moi le voleur, moi le traître, qu’il me chassât à coups de pied, comme un chien galeux, de sa maison profanée. Mais, chose étrange… il resta complètement silencieux… et lorsqu’il murmura, pour lui-même, l’air songeur : « à vrai dire, j’aurais dû y penser… » il y avait presque du soulagement dans sa voix. Par deux fois il arpenta la pièce. Puis il s’arrêta devant moi et me dit d’un ton qui me parut presque méprisant :
« Et c’est cela… c’est cela que tu prends si au sérieux ? Ne t’a-t-elle pas dit qu’elle est libre de faire ce qui lui plaît, de prendre qui lui plaît, que je n’ai aucun droit sur elle… Aucun droit de lui défendre quelque chose, et je n’en ai pas non plus la moindre envie… Et pourquoi se serait-elle contrainte, pour l’amour de qui et précisément à ton égard… Tu es jeune, tu es limpide et beau… tu étais près de nous… comment ne t’aurait-elle pas aimé, toi… toi, beau et jeune comme tu es, comment ne t’aurait-elle pas aimé… Je… » Soudain sa voix se mit à trembler et il se pencha près de moi, si près que je sentis son souffle. De nouveau j’éprouvai le chaud enveloppement de ses regards, de nouveau cette étrange lumière, comme… comme dans ces rares et singulières secondes qui se produisaient entre lui et moi. Il s’approchait toujours davantage.
Et puis il murmura tout bas, à peine si ses lèvres remuèrent : « Je… t’aime, moi aussi. »
Avais-je sursauté ? Ces paroles m’avaient-elles malgré moi fait reculer d’épouvante ? En tout cas, il fallait bien que quelque geste de surprise et de fuite m’eût échappé, car il chancela, en s’écartant comme quelqu’un qu’on repousse. Une ombre obscurcit son visage. « Me méprises-tu, maintenant ? » demanda-t-il tout bas. « Te fais-je horreur, maintenant ? »
Pourquoi ne trouvai-je alors aucune parole ? Pourquoi me bornai-je à rester là muet, comme indifférent, embarrassé, engourdi, au lieu de m’élancer vers cet homme plein d’amour et de lui ôter ce souci injustifié ? Mais tous les souvenirs déferlèrent en moi sauvagement ; comme si le langage de tous ces messages incompréhensibles venait soudain d’être déchiffré, je compris alors les choses avec une clarté terrible : la tendresse avec laquelle il venait à moi et sa brusque défense ; je compris, plein de trouble, sa visite de la nuit, et sa fuite tenace devant ma passion qui montait vers lui avec enthousiasme. L’amour, je l’avais toujours senti chez lui, tendre et timide, tantôt débordant, tantôt entravé de nouveau par une force toute-puissante, cet amour, je l’avais éprouvé et j’en avais joui dans chaque rayon tombé fugitivement sur moi. Cependant, lorsque le mot « amour » fut prononcé par cette bouche barbue, avec un accent de tendresse sensuelle, un frisson à la fois doux et effrayant bourdonna dans mes tempes. Et malgré l’humilité et la compassion dont je brûlais pour lui, moi le jeune homme tout troublé, tout tremblant et tout surpris, je ne trouvai pas une parole pour répondre à sa passion qui se révélait à moi à l’improviste.
Il était assis, le regard fixe, anéanti devant mon silence. « C’est donc pour toi si effrayant, si effrayant », murmura-t-il. « Toi non plus… tu ne me pardonnes donc pas, toi non plus, devant qui j’ai serré mes lèvres jusqu’à en étouffer presque… toi devant qui je me suis caché comme je ne l’ai fait devant personne ?… Mais il vaut mieux que tu le saches maintenant ; à présent cela ne m’oppresse plus… car la mesure était comble pour moi… Oh ! plus que comble… il vaut mieux arrêter là, tout vaut mieux que ce silence et cette dissimulation… »
Comme il disait cela avec tristesse, avec tendresse et pudeur ! Son accent frémissant pénétrait tout au fond de mon être. J’avais honte de rester si froid, si insensible et glacé dans mon silence, devant cet homme qui m’avait donné plus que tout autre et qui s’humiliait devant moi d’une manière si insensée. Mon âme brûlait de lui dire un mot de consolation, mais ma lèvre tremblante ne m’obéissait pas et ainsi, embarrassé, je me faisais si pitoyablement petit et je me recroquevillais tellement sur mon siège que, presque malgré lui, il chercha à me donner du courage. « Ne reste donc pas assis comme cela, Roland, si atrocement muet… ressaisis-toi donc… est-ce réellement si terrible pour toi ? Est-ce que je t’inspire une si grande honte ?… Maintenant, tout est passé, je t’ai tout dit… prenons au moins bravement congé l’un de l’autre, d’une manière digne, comme il convient à deux hommes, à deux amis. »
Mais je n’étais pas encore maître de moi. Alors il me toucha le bras : « Viens, Roland, assieds-toi à côté de moi… je me trouve mieux depuis que tu sais tout, depuis qu’enfin la clarté règne entre nous… D’abord je craignais toujours que tu ne devines combien tu m’es cher… puis j’ai espéré que tu le sentirais toi-même, simplement pour que cet aveu me fût épargné… mais maintenant c’est fait, maintenant je suis libre, maintenant je puis te parler comme je n’ai jamais parlé à personne d’autre. Car tu m’as été plus cher que quiconque, toutes ces dernières années, je t’ai aimé comme personne… Comme personne, tu as, enfant, éveillé mon être au plus profond… aussi, en guise d’adieu, il faut que je t’en apprenne plus sur mon compte que n’en sait aucun être humain ; j’ai en effet, pendant toutes ces heures senti si nettement ton interrogation muette… toi seul, tu connaîtras toute ma vie. Veux-tu que je te la raconte ? »
Dans mes regards, troublés et émus, il lut un acquiescement.
« Rapproche-toi donc… viens près de moi… je ne puis pas dire ces choses à voix haute. » Je m’inclinai, avec dévotion – c’est le mot. Mais à peine fus-je assis en face de lui, attendant et écoutant, qu’il se leva de nouveau.
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