« Vous restez dîner ici, n’est-ce pas ? Aujourd’hui il ne faut pas que vous soyez seul. » Comment savait-elle que j’avais peur de la chambre vide, du grincement des marches de l’escalier, du souvenir que je ruminais ? Elle devinait toujours tout en moi, chaque pensée même inexprimée, chaque mauvais dessein.
Une crainte me saisit, la crainte de moi-même et de la haine qui s’agitait confusément en moi. Je voulais refuser, mais je fus lâche et n’osai pas dire non.
J’ai de tout temps exécré l’adultère, non pas par esprit de mesquine moralité, par pruderie ou par vertu, non pas tant parce que c’est là un vol commis dans l’obscurité, l’appropriation du bien d’autrui, mais parce que presque toute femme, dans ces moments-là, trahit ce qu’il y a de plus secret chez son mari ; chacune est une Dalila qui dérobe à celui qu’elle trompe son secret le plus humain, pour le jeter en pâture à un étranger… le secret de sa force ou de sa faiblesse. Ce qui me paraît une trahison, ce n’est pas que les femmes se donnent elles-mêmes, mais que presque toujours, pour se justifier, elles soulèvent le voile de l’intimité de leur mari et qu’elles exposent, comme dans le sommeil, à une curiosité étrangère, à un sourire ironiquement satisfait, l’homme qui ne s’en doute pas.
Ce n’est donc pas le fait que, tout égaré par un désespoir aveugle et furieux, j’aie trouvé refuge dans les embrassements de sa femme, d’abord pleins de compassion seulement, mais devenus ensuite tendres – et le premier sentiment fit place au second avec une rapidité fatale –, ce n’est pas cela que je juge encore aujourd’hui comme la bassesse la plus misérable de ma vie (car ceci se passa involontairement et tous deux nous nous précipitâmes sans y penser et inconsciemment dans ce brûlant abîme), mais c’est de l’avoir laissée me raconter, sur l’oreiller brûlant, des confidences sur lui, c’est d’avoir permis à cette femme irritée de trahir l’intimité de son mariage. Pourquoi tolérai-je, sans la repousser, qu’elle me confiât que depuis des années il n’avait pas de commerce charnel avec elle, et qu’elle se répandît en allusions obscures ? Pourquoi ne lui ordonnai-je pas impérieusement de ne rien dire de ce secret, le plus personnel, de la vie sexuelle de mon maître ? Mais je brûlais tant de connaître son secret, j’avais tellement soif de le savoir coupable vis-à-vis de moi, vis-à-vis d’elle et vis-à-vis de tous, que j’accueillis fiévreusement cet aveu indigné qu’il la négligeait. Car c’était là quelque chose de si semblable à mon propre sentiment d’être repoussé ! Il arriva ainsi que tous deux, par une haine confuse et commune, nous fîmes quelque chose qui imita les gestes de l’amour : mais tandis que nos corps se cherchaient et se pénétraient, nous ne pensions tous les deux qu’à lui et nous ne parlions tous les deux que de lui, toujours et sans cesse. Parfois ses paroles me faisaient mal et j’avais honte de rester là, malgré l’horreur que j’éprouvais. Mais le corps qui était sous moi n’obéissait plus à aucune volonté, il s’abandonnait sauvagement à sa propre volupté et en frissonnant je baisai la lèvre qui trahissait l’homme que j’aimais le plus au monde.
Le lendemain matin je me glissai dans ma chambre, la langue amère de dégoût et de honte. À la minute où la chaleur de son corps cessa de troubler mes sens, j’eus conscience de l’affreuse réalité et de l’indignité de ma trahison. Jamais plus, je le sentis aussitôt, je ne pourrais paraître devant lui, ni jamais plus lui serrer la main : ce n’était pas lui, mais moi-même, que j’avais dépouillé du bien le plus précieux.
Maintenant il n’y avait qu’un salut : la fuite. Fiévreusement j’emballai toutes mes affaires, je réunis tous mes livres en un tas et je payai ma propriétaire : il ne fallait pas qu’il me trouvât là ; moi aussi, je devais avoir disparu, sans motif et mystérieusement, tout comme lui pour moi.
Mais au milieu de ces gestes affairés, ma main s’arrêta soudain. J’avais entendu le grincement de l’escalier de bois, un pas en montait à la hâte les degrés, c’était son pas.
Sans doute j’étais devenu livide comme un cadavre, car à peine entré, il eut un cri d’effroi : « Qu’est-ce que tu as, mon garçon ? Es-tu malade ? »
Je reculai. Je l’évitai en me penchant, au moment où il voulait s’approcher tout à fait de moi pour m’assister.
« Qu’as-tu ? demanda-t-il épouvanté. T’est-il arrivé du mal ? Ou bien… ou bien… es-tu encore fâché contre moi ? »
J’allai me cramponner à la fenêtre. Je ne pouvais pas le regarder. Sa voix chaude et compatissante ouvrait en moi quelque chose comme une blessure : près de m’évanouir, je sentais affluer, chaud, tout chaud, brûlant et dévorant, un ardent jaillissement de honte.
Mais lui aussi était là étonné, bouleversé. Et soudain (sa voix se fit toute petite, toute hésitante), il murmura une étrange question. « Quelqu’un… t’a-t-il… dit quelque chose sur moi ? »
Sans me tourner vers lui, je fis un geste de dénégation. Mais une pensée inquiète paraissait le dominer ; il répéta avec obstination : « Dis-le-moi… avoue… quelqu’un t’a-t-il dit quelque chose sur moi ?… N’importe qui, je ne demande pas qui. »
Je fis à nouveau signe que non. Il restait là déconcerté ; mais tout à coup il sembla avoir remarqué que mes malles étaient faites, que mes livres étaient prêts à être emballés et que précisément son arrivée avait interrompu mes derniers préparatifs de voyage. Il s’avança tout ému : « Tu veux t’en aller, Roland, je le vois… dis-moi la vérité. »
Alors je me ressaisis. « Il faut que je parte… pardonnez-moi… mais je ne puis pas vous expliquer… je vous écrirai. » Il me fut impossible d’en dire davantage, tant ma gorge était serrée, tant mon cœur battait dans chaque parole.
Il resta figé, puis brusquement, son attitude lassée le reprit. « Cela vaut peut-être mieux, Roland… oui, à coup sûr, cela vaut mieux… pour toi et pour tout le monde. Mais avant que tu t’en ailles, je voudrais te parler encore une fois. Viens à sept heures, à l’heure habituelle… Nous nous dirons adieu, d’homme à homme… il ne faut pas prendre la fuite devant soi-même ; pas besoin de lettres… ce serait puéril et indigne de nous… et puis ce que j’ai à te dire ne s’écrit pas… tu viendras donc, n’est-ce pas ? »
Je me bornai à faire signe que oui. Mon regard n’osait pas encore s’éloigner de la fenêtre. Mais je ne voyais plus rien de la clarté matinale : un voile épais et sombre était interposé entre l’univers et moi.
À sept heures, je pénétrai pour la dernière fois dans ce bureau que j’aimais : une obscurité précoce tombait des portières ; dans le fond brillaient encore à peine les contours patinés des figures de marbre, et les livres dormaient tous, noirs derrière leurs vitres au reflet de nacre. Asile secret de mes souvenirs, où la parole était devenue pour moi magie et où j’avais savouré l’ivresse et le ravissement de l’esprit comme en nul autre endroit, toujours je te vois, à cette heure de l’adieu, et je revois toujours la personne vénérée, qui maintenant s’arrache lentement, lentement du dossier de son siège et vient au-devant de moi, ainsi qu’une ombre. Seul son front brille, rond comme une lampe d’albâtre, dans l’obscurité et au-dessus ondoie, fumée flottante, la chevelure blanche du vieil homme. À présent, soulevée avec peine, une main apparaît, venant d’en bas, elle cherche la mienne ; maintenant je reconnais ses yeux, qui sont tournés vers moi avec gravité, et déjà je sens qu’il saisit doucement mon bras et qu’il me guide vers une chaise.
« Assieds-toi, Roland, et parlons clairement. Nous sommes des hommes et il faut que nous soyons sincères.
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