Encore une fois était venu vers lui un messager de jeunesse, une figure de beauté au tempérament passionné, brûlant pour lui d’un feu spirituel, tendrement attaché à lui par les liens de la sympathie, désireux de son amitié et inconscient du danger qu’il courait. Portant dans son âme candide le flambeau d’Éros, hardi et ne se doutant de rien, comme Parsifal, le Fol, il se penchait sur la blessure empoisonnée, ignorant de l’enchantement et ne sachant pas que déjà sa venue apportait la guérison : lui, si longtemps attendu, toute une vie, trop tard, à la dernière heure du soir tombant il entra dans la maison.

Et pendant la description de cette figure, la voix elle aussi sortait de l’obscurité. Une lumière semblait la purifier ; une tendresse profonde mettait en elle les ailes de la musique, tandis que cette bouche éloquente parlait de ce jeune homme, le tardif bien-aimé. Je tremblais d’émotion, de sympathie et de bonheur, mais soudain mon cœur ressentit comme un coup de marteau. Car ce jeune homme ardent dont parlait mon maître, c’était… (la pudeur empourprait mes joues)… c’était moi-même : je voyais mon image se détacher sur le fond d’un miroir brûlant, enveloppée d’un éclat d’amour tellement inouï que son reflet suffisait à m’embraser. Oui, c’était moi – je me reconnaissais toujours mieux, ma manière d’être, pressante et enthousiaste, ce désir fanatique de m’approcher de lui, cette extase passionnée à qui l’intellect ne suffisait pas ; moi, le jeune homme sauvage et fou, ignorant de sa puissance, qui avait encore une fois rouvert dans cet être tari la source féconde de la création et qui encore une fois avait allumé dans son âme le flambeau d’Éros que sa lassitude avait déjà laissé tomber. Avec étonnement je voyais maintenant ce que j’avais été pour lui, moi le garçon timide dont il aimait l’enthousiasme pressant, comme la plus divine surprise de son âge mûr. Et en frissonnant, je me rendais compte aussi des luttes surhumaines que sa volonté avait dû soutenir à cause de moi, car de moi précisément, qu’il aimait d’un amour pur, il ne voulait recevoir ni raillerie ni brutale rebuffade, ni sentir en moi le frisson de la chair offensée ; il ne voulait pas livrer à ses sens, pour un jeu lascif, cette dernière faveur d’un destin ennemi. C’est pourquoi il opposait à mes efforts une résistance si acharnée, en même temps qu’il versait sur mon sentiment débordant le jet brusque d’une glaciale ironie ; c’est pourquoi les épanchements de son amitié se muaient soudain en une dureté factice et qu’il refrénait la tendresse enveloppante de sa main. C’est seulement à cause de moi qu’il se contraignait à tous ces mouvements inamicaux destinés à refroidir mon enthousiasme et à le protéger lui-même, et qui pendant des semaines troublaient mon âme. Maintenant je comprenais avec une atroce clarté ce qu’avait été le sauvage chaos de cette nuit où, somnambule de ses sens tout-puissants, il avait monté l’escalier grinçant, pour ensuite se sauver lui-même et sauver notre amitié, par un mot d’offense. Et à la fois frémissant, ému, agité comme dans la fièvre et fondant de compassion, je compris combien il avait souffert à cause de moi et quel héroïsme il avait déployé pour se dompter.

Cette voix dans l’obscurité, cette voix dans les ténèbres, ah ! comme je la sentais pénétrer très loin, tout au fond de ma poitrine ! Un accent résonnait en elle comme je n’en avais jamais entendu auparavant, et jamais depuis – un accent venu de profondeurs que n’atteint point le destin moyen. Un être humain ne pouvait parler de la sorte qu’une seule fois dans sa vie à un être humain, pour se taire ensuite à jamais comme il est dit dans la légende du cygne qui seulement en mourant peut, une unique fois, hausser jusqu’au chant son cri rauque. Et j’accueillais en moi cette voix qui montait, chaude, enflammée et pénétrante, je frémissais douloureusement, comme une femme reçoit un homme dans son être…

 

Brusquement, cette voix se tut et il n’y eut plus entre nous que l’obscurité. Je savais qu’il était près de moi. Je n’avais qu’à remuer ma main et en la tendant, je l’aurais touché. Et j’éprouvais un puissant désir de le consoler dans sa souffrance.

Mais il fit un mouvement. D’un seul coup, la lumière jaillit. Une figure lasse, vieillie, tourmentée se leva du siège ; un vieil homme épuisé vint lentement à moi. « Adieu, Roland… maintenant, plus un seul mot entre nous. Tu as bien fait de venir… et il est bon pour nous deux que tu t’en ailles… Adieu… et laisse-moi… te donner un baiser en cet instant d’adieu. »

Comme soulevé par une puissance magique, je chancelai vers lui. Cette clarté confuse qui d’habitude était comme arrêtée par une trouble fumée, brilla maintenant dans ses yeux : une flamme brûlante monta brusquement en eux. Il m’attira à lui, ses lèvres pressèrent avidement les miennes, en un geste nerveux, et dans une sorte de convulsion frémissante il serra mon corps contre lui.

Ce fut un baiser comme je n’en ai jamais reçu d’une femme, un baiser sauvage et désespéré comme un cri de mort. Son tremblement convulsif passa en moi. Je frémis, en proie à une double sensation, à la fois étrange et terrible : mon âme s’abandonnait à lui, et pourtant j’étais épouvanté jusqu’au tréfonds de moi-même par la répulsion qu’avait mon corps à se trouver ainsi au contact d’un homme – dans une inquiétante confusion de sentiments qui donnait à cette seconde, que je vivais sans l’avoir voulue, une étourdissante durée.

Alors il me lâcha ; ce fut une secousse comme quand un corps se désarticule violemment ; avec peine, il se tourna et se jeta sur son siège, en me tournant le dos : durant quelques minutes son corps immobile resta bien droit, n’ayant devant lui que le vide. Mais peu à peu sa tête devint trop lourde ; elle se pencha légèrement, cédant à la fatigue et à l’épuisement, puis semblable à un poids trop grand qui pendant longtemps a oscillé dans une position instable et qui tout à coup s’abat dans la profondeur, son front incliné tomba pesamment sur la table, en rendant un son mat et sec.

Une compassion infinie s’empara de moi. Sans le vouloir je m’approchai, mais son dos affaissé se redressa soudain encore une fois, avec une convulsion, et se retournant vers moi, d’une voix rauque et sourde, il poussa comme une sorte de gémissement menaçant, à travers ses mains crispées, posées comme un masque devant sa figure : « Va-t’en… va-t’en… non… ne t’approche pas… pour l’amour de Dieu… pour l’amour de nous deux… va-t’en, maintenant… va-t’en ! »

Je compris, et en frissonnant je reculai : comme un fugitif je quittai ce lieu bien-aimé.

 

Jamais plus je ne l’ai revu. Jamais je n’ai reçu de lui ni lettre ni nouvelle. Son livre n’a jamais paru, son nom est oublié ; nul ne se souvient de lui, en dehors de moi. Mais aujourd’hui encore, comme le garçon incertain d’alors, je sens que je ne dois davantage à personne : ni à père et mère avant lui, ni à femme et enfants après lui – et je n’ai aimé personne plus que lui.

 

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