Personne ne m’avait dit d’entrer, et le son indistinct qui m’était parvenu, c’était simplement la voix haute, l’élocution énergique du professeur, qui devant un cercle d’environ deux douzaines d’étudiants formant un groupe serré et très rapproché de lui, prononçait une harangue visiblement improvisée. Gêné d’être là sans autorisation par suite de ma méprise, je voulus me retirer sans bruit ; mais je craignis précisément, en le faisant, d’éveiller l’attention, car jusqu’alors aucun des auditeurs ne m’avait remarqué. Je restai donc près de la porte, et malgré moi j’écoutai ce qui se disait.
L’intervention du professeur paraissait faire suite à une discussion ou à un exposé ; du moins, c’est ce que semblait indiquer la disposition informelle et spontanée du professeur et de ses étudiants : il n’était pas assis doctoralement sur un siège, à distance, mais sur une des tables, la jambe légèrement pendante, presque d’une façon relâchée ; et autour de lui étaient rassemblés les jeunes gens, dans des attitudes sans apprêt qui, d’abord nonchalantes, s’étaient sans doute fixées dans des poses de statues, sous l’effet de leur intérêt passionné. On voyait qu’au début ils devaient être en train de parler ensemble, lorsque soudain le professeur s’était juché sur la table et là, dans cette position surélevée, les avait attirés à lui par sa parole, comme avec un lasso, pour les immobiliser, fascinés sur place. Et après quelques minutes, je sentis moi-même, oubliant déjà le caractère d’intrusion de ma présence, la force fascinante de son discours agir magnétiquement ; malgré moi je m’approchai davantage, afin de voir, par-dessus les paroles, les gestes remarquablement arrondis et élargis des mains, qui parfois, lorsque sonnait un mot puissant, s’écartaient comme des ailes, s’élevaient en frémissant et puis s’abaissaient peu à peu musicalement, avec le geste modérateur d’un chef d’orchestre. Et toujours la harangue devenait plus ardente, tandis que, comme sur la croupe d’un cheval au galop, cet homme ailé s’élevait rythmiquement au-dessus de la table rigide et, haletant, poursuivait l’essor impétueux de ses pensées traversées par de fulgurantes images. Jamais encore je n’avais entendu un être humain parler avec tant d’enthousiasme et d’une façon si véritablement captivante ; pour la première fois j’assistais à ce que les Romains appelaient raptus, c’est-à-dire à l’envol d’un esprit au-dessus de lui-même : ce n’était pas pour lui, ni pour les autres, que parlait cet homme à la lèvre enflammée, d’où jaillissait comme le feu intérieur d’un être humain.
Jamais je n’avais vu pareille chose, un discours qui était tout extase, un exposé passionné comme un phénomène élémentaire, et ce qu’il y avait là d’inattendu pour moi m’obligea tout à coup à m’avancer. Sans savoir que je bougeais, hypnotiquement attiré par une puissance qui était plus forte que la simple curiosité, d’un pas automatique comme celui des somnambules, je me trouvai poussé comme par magie vers ce cercle étroit : inconsciemment, je fus soudain à dix pouces de l’orateur et au milieu des autres, qui de leur côté étaient trop fascinés pour m’apercevoir, moi ou n’importe quoi. J’étais emporté par le flot du discours, entraîné par son jaillissement, sans même savoir quelle en était l’origine : sans doute l’un des étudiants avait-il célébré Shakespeare comme un phénomène météorique, et alors cet homme, au milieu d’eux, mettait toute son âme à montrer que ce poète n’était que l’expression la plus puissante, le témoignage spirituel de toute une génération, – l’expression sensible d’une époque devenue passionnée. Dans un large mouvement il décrivait cette heure extraordinaire qu’avait connue l’Angleterre, cette seconde unique d’extase, comme il en surgit à l’improviste dans la vie de chaque peuple ou dans celle de chaque individu, concentrant toutes les forces en un élan souverain vers les choses éternelles. Tout d’un coup, la terre s’était élargie, un nouveau continent avait été découvert, tandis que la plus ancienne puissance du continent, la papauté, menaçait de s’effondrer : derrière les mers qui maintenant appartiennent aux Anglais, depuis que le vent et les vagues ont mis en pièces l’Armada de l’Espagne, de nouvelles possibilités surgissent brusquement ; l’univers a grandi et involontairement l’âme se travaille pour l’égaler : elle aussi, elle veut grandir, elle aussi, elle veut pénétrer jusqu’aux profondeurs extrêmes du bien et du mal ; elle veut découvrir et conquérir, comme les conquistadors ; elle a besoin d’une nouvelle langue, d’une nouvelle force. Et en une nuit éclosent ceux qui vont parler cette langue : les poètes… ils sont cinquante, cent dans une seule décennie, sauvages et libres compagnons qui ne cultivent plus des jardins d’Arcadie et qui ne versifient plus une mythologie de convention, comme le faisaient les poétereaux de cour qui les ont précédés. Eux, ils prennent d’assaut le théâtre ; ils font leur champ de bataille de ces arènes où auparavant il n’y avait que des animaux auxquels on donnait la chasse, ou des jeux sanglants, et le goût du sang chaud est encore dans leurs œuvres ; leur drame lui-même est un circus maximus dans lequel les bêtes fauves du sentiment se précipitent les unes sur les autres, altérées de malefaim. La fureur de ces cœurs passionnés se déchaîne à la manière des lions ; ils cherchent à se surpasser l’un l’autre en sauvagerie et en exaltation ; tout est permis à leur description, tout est autorisé : inceste, meurtre, forfait, crime ; le tumulte effréné de tous les instincts humains célèbre sa brûlante orgie. Ainsi qu’autrefois les bêtes affamées hors de leur prison, ce sont maintenant les passions ivres qui se précipitent, rugissantes et menaçantes, dans l’arène close de pieux. C’est une explosion unique, violente comme celle d’un pétard, une explosion qui dure cinquante ans, un bain de sang, une éjaculation, une sauvagerie sans pareille qui étreint et déchire toute la terre : à peine si l’on distingue l’individualité des voix et des figures dans cette orgie de forces. L’un reçoit de l’autre le feu sacré ; on s’excite l’un l’autre, chacun apprend, vole quelque chose à l’autre ; chacun combat pour surpasser et dépasser les autres, et cependant ce sont tous les gladiateurs intellectuels d’une seule fête, des esclaves en rupture de chaîne, que fouette et pousse en avant le génie de l’heure. Il va les chercher dans les taudis louches et obscurs des faubourgs, aussi bien que dans les palais : les Ben Jonson, petit-fils de maçon ; les Marlowe, fils de savetier, les Massinger, issu d’un valet de chambre, les Philipp Sidney, riche et savant homme d’État ; mais le tourbillon de feu les entraîne tous ensemble, aujourd’hui ils sont fêtés, demain ils crèvent, les Kyd, les Heywoods, dans la misère la plus profonde ; ou bien ils s’abattent affamés, comme Spenser dans King Street, tous menant une existence irrégulière, bretteurs, acoquinés à des prostituées, comédiens, escrocs – mais poètes, poètes, poètes, ils le sont tous. Shakespeare n’est que leur centre, « the very age and body of the time » ; mais on n’a même pas le temps de le séparer des autres, tellement ce tumulte est impétueux, tellement les œuvres pullulent pêle-mêle, tellement embrouillé est l’écheveau des passions. Et tout d’un coup, dans une convulsion semblable à celle de sa naissance, cette éruption, la plus splendide de l’humanité, retombe ; le drame est fini, l’Angleterre est épuisée, et pendant des centaines d’années le brouillard gris et humide de la Tamise pèse lourdement sur l’esprit : dans un élan unique, une génération a gravi tous les sommets de la passion, en a fouillé les abîmes, a mis à nu ardemment son âme exubérante et folle. Maintenant le pays est là, fatigué, épuisé ; un puritanisme vétilleux ferme les théâtres et met ainsi fin aux effusions passionnées ; la Bible reprend la parole, la parole divine, là où la plus humaine de toutes les paroles avait osé la confession la plus brûlante de tous les temps et là où, embrasée d’une ardeur sans pareille, une génération avait en une seule fois vécu pour des milliers d’autres.
Et, par un brusque tournant, le feu à éclipses du discours se fixa à l’improviste sur nous : « Comprenez-vous maintenant pourquoi je ne commence pas mon cours selon l’ordre historique, par le début chronologique, par le roi Arthur et par Chaucer, mais au mépris de toutes les règles, par les Élisabéthains ? Et comprenez-vous que je vous demande avant tout de vous familiariser avec eux, de vous mettre à l’unisson de cette suprême ardeur de vivre ? Car il n’y a pas d’intelligence philologique possible, si l’on ne pénètre pas la vie même ; il n’y a pas d’étude grammaticale des textes sans la connaissance des valeurs ; et vous, jeunes gens, il faut que vous aperceviez d’abord dans sa plus haute forme de beauté, dans la forme puissante de sa jeunesse et de sa plus extrême passion, un pays et une langue, dont vous voulez faire la conquête. C’est d’abord chez les poètes que vous devez entendre parler la langue, chez eux qui la créent et lui donnent sa perfection ; il faut que vous ayez senti la poésie vivre et respirer dans votre cœur, avant que nous nous mettions à en faire l’anatomie. C’est pourquoi je commence toujours par les dieux, car la véritable Angleterre, c’est Élisabeth, c’est Shakespeare et les Shakespeariens ; tout ce qui précède n’est qu’une préparation, tout ce qui suit n’est qu’une contrefaçon boiteuse de cet élan original et hardi vers l’infini. Mais, jeunes gens, sentez, sentez vous-mêmes palpiter ici la plus vivante jeunesse de notre univers ! Car on ne reconnaît jamais un phénomène, une individualité qu’à sa flamme, qu’à sa passion. Car tout esprit vient du sang, toute pensée vient de la passion, toute passion de l’enthousiasme – voilà pourquoi, jeunes gens, c’est, avant tous les autres, Shakespeare et les siens qui vous rendront vraiment jeunes ! L’enthousiasme d’abord, ensuite l’application laborieuse ; Lui d’abord, le Suprême, le Sublime, Shakespeare, ce splendide abrégé de l’univers, avant l’étude du mot à mot !
« Et maintenant, assez pour aujourd’hui, au revoir. » Ce disant, la main s’arrondit en un geste brusque de conclusion et marqua impérieusement la fin de la musique, tandis que lui-même sautait de sa table. Comme disloqué par une secousse, le faisceau des étudiants serrés l’un contre l’autre se défit aussitôt ; des sièges craquèrent et remuèrent, des tables bougèrent ; vingt gosiers jusqu’alors muets commencèrent tous à la fois à parler, à toussoter, à respirer largement ; c’est maintenant qu’on pouvait se rendre compte combien magnétique avait été la fascination qui fermait toutes ces lèvres, soudain palpitantes. Le mouvement et le pêle-mêle qu’il y eut alors dans l’étroite salle n’en furent que plus ardents et plus vifs ; quelques étudiants allèrent vers le professeur pour le remercier ou pour lui dire quelque chose ; tandis que les autres, le visage en feu, échangeaient entre eux leurs impressions ; mais aucun ne restait froid, aucun n’échappait à l’action de ce courant électrique, dont le contact avait brusquement été coupé et dont malgré tout, les étincelles secrètes et les effluves semblaient pétiller encore dans l’air chargé de tension.
Quant à moi, je ne pouvais pas bouger, j’étais comme frappé au cœur. Passionné et capable seulement de saisir les choses d’une manière passionnée, dans l’élan fougueux de tous mes sens, je venais pour la première fois de me sentir conquis par un maître, par un homme ; je venais de subir l’ascendant d’une puissance devant laquelle c’était un devoir absolu et une volupté de s’incliner. Mon sang me brûlait dans les veines, je le sentais ; ma respiration était plus rapide ; ce rythme impétueux battait jusque dans mon corps, et tiraillait avec impatience mes articulations. Enfin je cédai à mon impulsion, et je me poussai lentement jusqu’au premier rang pour voir la figure de cet homme, car chose étrange, tandis qu’il parlait, je n’avais pas du tout aperçu ses traits, tellement ils étaient fondus dans la trame même de son discours.
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