Alors encore, je ne pus d’abord apercevoir qu’un profil imprécis, comme une silhouette : il était debout, à demi tourné vers un étudiant, lui posant familièrement la main sur l’épaule, dans le contre-jour de la fenêtre. Mais même ce mouvement spontané avait une cordialité et une grâce que je n’aurais jamais cru possibles chez un pédagogue.
Sur ces entrefaites, quelques étudiants m’avaient remarqué, et, afin de ne pas passer à leurs yeux pour un intrus, je fis encore quelques pas vers le professeur et j’attendis qu’il eût terminé son entretien. C’est à ce moment-là que je pus examiner à loisir son visage : une tête de Romain, avec un front de marbre bombé, aux côtés luisants surmontés d’une vague de cheveux blancs rebroussés en crinière. C’était, en haut, la hardiesse imposante d’une figure exprimant une forte intellectualité, mais au-dessous des cernes profonds autour des yeux, le visage s’amollissait vite, devenait presque efféminé par la rondeur lisse du menton et par la lèvre mobile, tiraillée nerveusement tantôt en forme de sourire, et tantôt en une inquiète déchirure. Ce qui en haut donnait au front sa beauté virile, la plastique amollie de la chair le dissolvait dans des joues un peu flasques et une bouche changeante ; imposante et autoritaire au premier abord, sa face vue de près produisait une impression de tension pénible. L’attitude de son corps révélait une dualité analogue. Sa main gauche reposait indolemment sur la table ou du moins paraissait reposer, car sans cesse de petits battements crispés passaient sur les nodosités de ses doigts ; ceux-ci qui étaient minces et, pour une main d’homme, un peu trop délicats, un peu trop mous, peignaient avec impatience des figures invisibles sur le bois nu de la table, tandis que ses yeux recouverts de lourdes paupières étaient baissés et marquaient l’intérêt qu’il prenait à la conversation. Était-ce de l’inquiétude, ou bien l’émotion vibrait-elle encore dans ses nerfs agités ? En tout cas, le tressaillement involontaire de sa main était en contradiction avec l’attention patiente et calme de son visage qui, épuisé et pourtant concentré, paraissait plongé tout entier dans l’entretien avec l’étudiant.
Enfin ce fut mon tour ; je m’avançai, déclinai mon nom et mes intentions, et aussitôt son œil s’éclaira en tournant vers moi sa pupille à l’éclat presque bleu. Pendant deux ou trois bonnes secondes d’interrogation, cette lueur fit le tour de mon visage, depuis le menton jusqu’à la chevelure ; sans doute que cet examen doucement inquisiteur me fit rougir, car le professeur répondit à mon trouble par un rapide sourire, en disant : « Vous voulez donc vous inscrire à mon cours ; il faudra que nous en causions ensemble d’une manière plus précise. Excusez-moi de ne pas le faire tout de suite. J’ai maintenant à régler encore quelques questions ; mais attendez-moi en bas devant le portail et ensuite vous m’accompagnerez jusque chez moi. » En même temps il me tendit la main, une main délicate et mince, dont le contact fut à mes doigts plus léger qu’un gant, tandis que déjà il était tourné avec affabilité vers le suivant qui attendait là.
Je restai donc devant le portail pendant dix minutes, le cœur battant. Qu’allais-je lui dire, s’il me questionnait sur mes études ? Comment lui avouer que j’avais toujours écarté de mon travail aussi bien que de mes heures de loisir tous sujets littéraires ? Ne me mépriserait-il pas, ou du moins ne m’exclurait-il pas aussitôt de ce cercle de feu par lequel je me sentais aujourd’hui magiquement embrasé ? Mais à peine se fut-il approché d’un pas rapide, avec un bon sourire, que sa présence suffit déjà à m’ôter toute gêne ; et même, sans qu’il eût insisté, j’avouai (incapable de rien dissimuler devant lui) que j’avais assez mal employé mon premier semestre. De nouveau son regard de chaleureux intérêt se posa sur moi. « La pause, elle aussi, fait partie de la musique », sourit-il pour m’encourager ; et, apparemment pour ne pas me rendre davantage honteux de mon ignorance, il se contenta de me questionner sur des choses personnelles, sur mon pays natal et l’endroit où je pensais me loger. Lorsque je lui eus dit que jusqu’à présent je n’avais pas cherché de chambre, il m’offrit son concours et me conseilla d’aller voir d’abord dans sa maison, car une vieille femme à demi sourde avait à y louer une gentille chambrette dont plusieurs de ses étudiants avaient été chaque fois satisfaits. Et quant au reste, il s’en occuperait lui-même : si mon intention était réellement de prendre l’étude au sérieux, il considérait comme son devoir le plus cher de m’être utile à tous égards. Lorsque nous fûmes arrivés devant sa maison, il me tendit de nouveau la main et m’invita à lui rendre visite chez lui le lendemain soir, afin que nous élaborions en commun un plan d’études. Ma reconnaissance pour la bonté inespérée de cet homme était si grande que je ne pus qu’effleurer respectueusement sa main et ôter mon chapeau d’un air embarrassé, en oubliant de le remercier en paroles.
Il va de soi que je louai aussitôt la chambrette dans cette maison. Même si elle ne m’eût pas plu du tout, je ne l’en aurais pas moins prise, et cela uniquement à cause de l’impression, naïve et reconnaissante, de me trouver spatialement plus près de ce maître enchanteur qui, en une heure, m’avait donné plus que tous les autres ensemble. Mais la petite chambre était ravissante : située au-dessus de l’appartement de mon maître, rendue un peu obscure par le pignon de bois qui la surmontait, elle offrait de la fenêtre une large vue à la ronde sur les toits voisins et sur le clocher ; dans le lointain on distinguait un carré de verdure et, au-dessus, les nuages, les chers nuages de ma patrie. Une petite vieille, sourde comme un pot, s’occupait avec les soins touchants d’une mère de ses pupilles du moment. En deux minutes je me mis d’accord avec elle, et une heure plus tard, ma malle grinçante faisait crier en montant l’escalier de bois.
Ce soir-là, je ne sortis plus ; j’oubliai même de manger, de fumer. Mon premier mouvement avait été de tirer de ma malle le Shakespeare que par hasard j’avais emporté, impatient de le lire (c’était la première fois depuis des années) ; ma curiosité avait été enflammée jusqu’à la passion par le discours du professeur, et je lus l’œuvre du poète comme je ne l’avais jamais fait auparavant. Peut-on expliquer des changements semblables ? Mais tout d’un coup, je découvrais dans ce texte un univers ; les mots se précipitaient sur moi, comme s’ils me cherchaient depuis des siècles ; le vers courait, en m’entraînant comme une vague de feu, jusqu’au plus profond de mes veines, de sorte que je sentais à la tempe cette étrange sorte de vertige ressenti quand on rêve qu’on vole. Je vibrais, je tremblais ; je sentais mon sang couler plus chaud en moi ; une espèce de fièvre me saisissait ; rien de tout cela ne m’était encore jamais arrivé et, pourtant, je n’avais fait qu’entendre un discours passionné. Mais l’enivrement de ce discours persistait sans doute encore en moi ; si je répétais une ligne tout haut, je sentais que ma voix imitait inconsciemment la sienne ; les phrases bondissaient suivant le même rythme impétueux et mes mains avaient envie, tout comme les siennes, de planer et de s’envoler. Comme par un coup de magie, j’avais en une heure de temps renversé le mur qui jusqu’alors me séparait du monde de l’esprit et je me découvrais, moi, passionné par essence, une nouvelle passion qui m’est restée fidèle jusqu’à aujourd’hui : le désir de jouir de toutes les choses terrestres dans des mots inspirés. Par hasard, j’étais tombé sur Coriolan, et je fus pris comme d’un vertige, lorsque je trouvai en moi tous les éléments de cet homme, le plus singulier de tous les Romains : fierté, orgueil, colère, raillerie, moquerie, tout le sel, tout le plomb, tout l’or, tous les métaux du sentiment. Quel plaisir nouveau pour moi que de découvrir, de comprendre cela tout d’un coup, magiquement ! Je lus et je lus jusqu’à en avoir les yeux brûlants ; lorsque je regardai ma montre, il était trois heures et demie. Presque effrayé de cette nouvelle puissance qui, pendant six heures, avait fait vibrer tous mes sens, en les stupéfiant, j’éteignis la lumière, mais en moi-même les images continuèrent de briller et de fulgurer ; je pus à peine dormir dans le désir et l’attente du lendemain qui, pensais-je, élargirait cet univers qui s’était découvert à moi d’une manière si enchanteresse, et en ferait entièrement ma propriété.
Mais le lendemain matin m’apporta une déception.
1 comment