Je me préparais à Graz4 à passer mon premier examen national et j’avais soigneusement noté tous les textes dont j’avais besoin jusqu’à l’épreuve terminale. Or, quelques jours avant l’examen, je m’aperçus que j’avais étudié des matières dont je n’aurais besoin que quelques années après. C’est pourquoi je dus remettre mon examen. Il est vrai que pour ce qui est de ces matières-là je ne les avais pas beaucoup étudiées à cause d’une jeune fille du voisinage qui ne m’accordait d’ailleurs, l’effrontée, que les mines de sa coquetterie. Quand elle était à sa fenêtre, je ne voyais plus mon texte. Fallait-il être bête pour s’adonner à une activité pareille ? – Je me rappelle le minois laiteux de la jeune fille à la fenêtre : ovale, nimbé de frisons roux, vaporeux. Je la contemplais, rêvant de presser sur mon oreiller ce blanc et ce jaune rougeoyant.
Esculape murmura :
— La coquetterie cache toujours quelque chose de bon. Quand vous aurez mon âge les œillades vous laisseront indifférent.
Aujourd’hui, je sais avec certitude qu’il ne connaissait rien de rien en matière de galanterie. Arrivé à cinquante-sept ans je suis sûr que si je n’arrête pas de fumer ou si la psychanalyse ne me guérit pas, mon dernier coup d’œil à mon lit de mort exprimera mon désir pour mon infirmière, si celle-ci n’est pas ma femme et si ma femme permet qu’elle soit belle.
Je fus sincère comme à confesse : la femme, je ne l’aimais pas entière, mais… par morceaux ! Chez toutes j’adorais des pieds mignons mais bien chaussés, chez beaucoup un cou allongé même robuste et les seins, à condition qu’ils fussent menus, très menus. Et je continuai à énumérer les parties anatomiques de la femme, mais le docteur m’interrompit :
— Ces morceaux constituent la femme entière.
Je prononçai alors une phrase très importante :
— L’amour sain est celui qui n’étreint qu’une femme unique et entière, y compris son caractère et son intelligence.
Jusqu’alors je n’avais certes pas connu un tel amour et quand je l’ai rencontré il ne m’a pas plus apporté la santé que les autres, mais il est important pour moi de me souvenir que j’ai dépisté la maladie là où l’homme de science ne voyait que santé, et que mon diagnostic s’est avéré juste.
C’est en la personne d’un ami non médecin que j’ai trouvé quelqu’un qui m’a compris le mieux, moi et mon mal. Je n’en retirai pas un grand profit, mais il est entré dans mon existence une note nouvelle qui continue à y résonner.
Mon ami était un homme cossu qui ornait ses loisirs d’études et de travaux littéraires. Il s’exprimait beaucoup mieux qu’il n’écrivait et c’est pourquoi le monde n’a pu savoir à quel point il était fin lettré. Gros et gras, quand je le connus il suivait avec la plus grande énergie une cure d’amaigrissement. En quelques jours, il avait obtenu des résultats appréciables si bien que beaucoup de gens l’abordaient dans la rue dans l’espoir de mieux mesurer leur propre santé devant le malade qu’il était. Je l’enviai de réussir à faire ce qu’il voulait et je ne le quittai pas d’une semelle pendant tout le temps que dura sa cure. Il me permettait de palper son ventre qui diminuait de jour en jour, et moi que l’envie rendait méchant, je lui disais pour miner sa résolution :
— Mais quand votre cure sera terminée, qu’allez-vous faire de toute cette peau ?
Avec un flegme qui rendait comique son visage émacié, il me répondit :
— Dans deux jours j’entreprendrai une cure de massages.
Tous les détails de sa cure avaient été prévus et j’étais sûr qu’il en respecterait ponctuellement toutes les échéances.
Sa précision m’inspira une telle confiance que je lui décrivis ma maladie. De cette description aussi je m’en souviens. Je lui expliquai qu’il me paraissait plus facile de sauter trois repas par jour que de ne pas fumer les innombrables cigarettes pour lesquelles il m’aurait fallu prendre à tout bout de champ la même pénible résolution. Quand on transporte dans sa tête une résolution de ce genre, on n’a plus le temps de faire autre chose car seul Jules César pouvait faire plusieurs choses à la fois. Heureusement que personne ne me demandera de travailler tant que vivra Olivi l’administrateur de mes biens, mais comment se fait-il que quelqu’un comme moi ne sache faire autre chose dans la vie que rêver et racler le violon pour lequel il n’a aucun talent ?
Le gros homme amaigri me fit attendre sa réponse. C’était quelqu’un de méthodique et il y réfléchit longuement. Puis de l’air doctoral qui lui convenait étant donné sa grande supériorité en la matière, il m’expliqua que mon véritable mal résidait dans la résolution et non pas dans la cigarette. Je devais essayer de me débarrasser de mes habitudes sans prendre d’engagement. A l’entendre deux personnes avaient fini par se former en moi dont l’une commandait et l’autre n’était qu’une esclave qui, à peine la surveillance se relâchait-elle, contrevenait aux ordres du maître par amour de la liberté. Il fallait pour cela lui rendre une liberté absolue et dans le même temps regarder mon vice en face comme s’il était nouveau et que je ne l’eusse jamais vu. Il fallait non pas le combattre mais le tenir comme quantité négligeable et oublier en quelque sorte que je m’y adonnais en lui tournant le dos comme à des gens qu’on juge indignes de soi. Très simple, non ?
L’affaire me parut simple en effet. Il est tout à fait vrai qu’ayant réussi par un grand effort à éliminer de mon esprit toute résolution, je parvins à ne pas fumer de quelques heures, mais quand ma bouche fut purifiée, je ressentis un goût innocent tel qu’en doit éprouver le nouveau-né ; l’envie d’une cigarette me prit et quand je la fumai, j’en eus du remords si bien que je renouvelai la résolution que j’avais voulu abolir. C’était un chemin plus long, mais on atteignait le même résultat.
Cette canaille d’Olivi me donna un jour une idée : fortifier ma résolution à l’aide d’un pari.
Je crois qu’Olivi a toujours eu le même aspect que je lui vois à présent. Je l’ai toujours vu comme ça, un peu voûté mais solide.
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