Significative, non ? Le siècle nouveau m’apporta des dates bien plus musicales : « Premier jour du premier mois de 1901 ». Je crois encore que si cette date pouvait se répéter, je saurais commencer une vie nouvelle. 

Mais dans le calendrier ce ne sont pas les dates qui manquent et avec un peu d’imagination on peut faire cadrer chacune d’elles avec une bonne résolution. Je me rappelle, parce qu’elle me sembla contenir un impératif suprêmement catégorique, la date suivante : « Troisième jour du sixième mois de 1912, à vingt-quatre heures. » Elle résonne comme si chaque chiffre doublait la mise.

L’année 1913 me procura un moment d’hésitation. Il y manquait le treizième mois pour l’accorder à l’année. Mais qu’on ne croie pas qu’il faille tant de concordances dans une date pour mettre en exergue la dernière cigarette. Beaucoup de ces dates que je retrouve inscrites dans mes livres ou sur mes tableaux préférés prennent relief de leur forme biscornue. Par exemple le troisième jour du deuxième mois de l’année 1905 à six heures ! Elle a un rythme bien à elle quand on y réfléchit du fait que chaque chiffre annule le précédent. De nombreux événements, voire tous, depuis la mort de Pie IX à la naissance de mon fils, me parurent dignes d’être célébrés par mes sempiternelles résolutions d’acier. Tout le monde chez moi s’étonne de ma mémoire pour les anniversaires joyeux ou tristes de la famille et on me croit la bonté incarnée. 

Pour voiler son apparence saugrenue je tentai de donner un contenu philosophique à la maladie de la dernière cigarette. On proclame avec une attitude grandiloquente : « jamais plus ! » Mais qu’advient-il de cette attitude si l’on tient sa promesse ? On ne peut la conserver qu’à condition de renouveler son engagement. Du reste le temps, pour moi, n’est pas cette chose impensable qui ne s’arrête jamais. Pour moi, pour moi seulement, il recommence.

*

La maladie, c’est une conviction et moi je suis né avec cette conviction. De l’affection dont j’ai souffert à vingt ans je ne me rappellerais pas grand-chose si je ne l’avais alors décrite à un médecin. C’est curieux comme on se souvient mieux des propos tenus que des sentiments qui n’ont pas réussi à faire vibrer l’air.

J’étais allé consulté ce médecin car on m’avait dit qu’il guérissait les maladies nerveuses par l’électricité. Je pensais pouvoir tirer de l’électricité la force dont j’avais besoin pour arrêter de fumer.

Le docteur avait un ventre rebondi et il accompagnait de sa respiration asthmatique le cliquettement de la machine électrique dont les applications commencèrent dès la première séance qui me déçut car j’avais attendu du docteur qu’il découvrît en m’examinant le poison qui intoxiquait mon sang. Il me déclara au contraire qu’il me trouvait d’une bonne constitution et comme je m’étais plaint de mal digérer et de mal dormir, il émit la supposition que mon estomac manquait d’acides et que chez moi l’activité péristaltique (il répéta ce mot si souvent que je ne l’oubliai plus) était plutôt ralentie. Il me donna aussi à boire quelque acide qui m’a démoli car depuis ce jour je souffre d’un excès d’acidité.

Quand je compris qu’il n’arriverait pas par lui-même à découvrir la nicotine dans mon sang, je voulus l’aider et j’exprimai l’idée que mon indisposition pouvait être attribuée à cette substance. Il haussa, avec effort, ses lourdes épaules :

— Mouvement péristaltique… acidité… la nicotine n’a rien à voir là-dedans ! 

Soixante-dix, tel fut le nombre de ces applications d’électricité et elles continueraient encore si je n’avais jugé que c’était suffisant comme ça. Plutôt que d’en attendre des miracles, je courais à ces séances dans l’espoir de convaincre le médecin de m’interdire de fumer. Qui sait ce qui serait arrivé si mes résolutions s’étaient trouvées alors épaulées par une telle interdiction.

Et voici la description de ma maladie telle que je l’ai faite au docteur : – Je ne peux pas étudier et même les rares fois où je me couche de bonne heure, je reste éveillé jusqu’aux premiers carillons des cloches. C’est à cause de cela que j’hésite entre le droit et la chimie car ces deux sciences exigent une activité qui commence à heure fixe alors que je ne sais jamais à quelle heure je serai debout. 

— L’électricité guérit n’importe quelle insomnie, trancha mon Esculape, les yeux toujours fixés sur son cadran au lieu de les avoir sur son patient. 

J’en arrivai à parler avec lui comme s’il pouvait comprendre la psychanalyse dont très modestement je m’étais fait le précurseur. Je lui racontai mes tribulations avec les femmes. Je n’en avais pas assez d’une et même de beaucoup d’autres. Je les désirais toutes ! Dans la rue, j’étais au comble de l’excitation. A peine des femmes venaient-elles à passer qu’elles m’appartenaient. Je les lorgnais avec arrogance par besoin de me sentir brutal. Je les déshabillais mentalement, ne leur laissant que leurs bottines, je les prenais dans mes bras et je ne les quittais que lorsque j’étais assuré de les connaître toutes.

Sincérité et paroles dépensées en pure perte ! Le docteur haletait :

— J’espère bien que mes applications d’électricité ne vous guériront pas de cette maladie. Il ne manquerait plus que ça ! Je ne toucherais plus à une Rumkorff3 si je devais en redouter un effet semblable. 

Il me raconta une anecdote qu’il trouvait du dernier piquant. Un homme atteint de la même maladie que moi était allé consulter un praticien célèbre en le priant de l’en guérir et le médecin, après parfaite réussite de son traitement, dut quitter le pays sans quoi l’autre lui aurait fait la peau.

— Mon excitation est malsaine, commençai-je à hurler. Elle provient du poison qui enflamme mes veines ! 

Le docteur murmurait d’un air affligé :

— Personne n’est jamais content de son sort. 

Et ce fut pour le convaincre que je fis ce qu’il n’avait pas voulu faire et que j’étudiai ma maladie en rassemblant tous ses symptômes : – Ma distraction ! C’est elle aussi qui m’empêche d’étudier.