Ses longs séjours en Angleterre durant lesquels il avait la responsabilité de l’usine de Charlton, près de Londres, comptèrent dans la formation de sa personnalité définitive. Il dut souvent se dire qu’il était au moins aussi difficile de diriger des hommes que d’aligner des mots sur une feuille docile de papier. On peut l’inférer de sa correspondance.
L’apprentissage de l’anglais lui demanda aussi beaucoup d’efforts, mais il se fit d’une manière qui ne pouvait constituer qu’un enrichissement supplémentaire. A Londres, Svevo apprit pour ainsi dire l’anglais sur le tas : laborieuses conversations avec les autochtones, lecture assidue des quotidiens, fréquentation des salles de spectacle, analyse de la vie politique qui le passionnait et dont il devint un observateur éclairé. Son cerveau déjà agile trouva dans cette gymnastique de chaque jour de quoi s’assouplir encore. Nul doute que son sens notable de l’humour ne se développât au contact de la vie anglaise. Au moment où Svevo commença à écrire La Conscience, son savoir de l’homme avait perdu tout caractère livresque. Il était devenu pour l’essentiel d’ordre pratique et pragmatique. Son unicité créatrice tient à cela, car si tout le monde sait lire Flaubert, chacun vit singulièrement et il vient un moment où, pour les fortes personnalités, les suggestions du vécu parlent plus haut que celles de la littérature apprise. Svevo est grand parce qu’il a osé et qu’il a pu être soi. On ne doit le comparer à personne d’autre qu’à lui-même.
Une preuve de son indépendance nous est fournie par l’attitude réticente qu’il a prise d’emblée à l’égard de la psychanalyse, discipline alors en position ascendante, en dépit du préjudice qui pouvait en résulter pour le succès de son œuvre et qui n’a pas manqué effectivement de l’atteindre. Pas plus que leur maître à penser, Freud, les premiers prosélytes psychanalystes ne toléraient l’hétérodoxie. Or l’appréciation que Svevo exprime dans La Conscience, par le truchement de son personnage, vis-à-vis de cette psychologie nouvelle des profondeurs dont il avait pris connaissance (sans doute fragmentairement) quelques années avant d’entamer l’écriture de son troisième roman, n’a rien d’orthodoxe. C’est le moins qu’on puisse en dire. L’irrévérence l’emporte largement sur la considération. Il y a chez Svevo ambivalence manifeste à l’égard du freudisme. Son esprit curieux ne pouvait pas ne pas s’ouvrir à une découverte qui se voulait aussi révolutionnaire tandis que dans le même temps son intelligence critique faisait barrage à toute acceptation inconditionnelle. D’autant qu’une expérience désastreuse, subie par l’un de ses proches, était venue jeter la suspicion et le discrédit sur la nouvelle doctrine. Le docteur Sigmund Freud est moqué ouvertement par Zeno qui se soumet d’abord à une cure psychanalytique avec un certain docteur S. (S comme Sigmund, mais aussi comme Sot, Stupide, etc.) et pour finir lui fait la nique en retournant chez un médecin organiciste. Car si la santé est une conviction, toujours selon Zeno, la maladie vraie se vérifie et se jauge au fond d’une éprouvette grâce à des analyses chimiques objectives. Ça, au moins, c’est du sérieux, et non du vent.
S’il est tout à fait exact que la longue remémoration du personnage n’a rien d’une anamnèse thérapeutique et qu’y manquent les composantes d’une cure effective, il n’en est pas moins vrai que Svevo a placé Zeno dans autant de situations psychiques qui constituent les points forts de la doctrine freudienne telle qu’il pouvait alors la connaître : relation à la mère et au père, objets transitionnels, comme la cigarette, ambivalence haine-amour envers la femme aimée, actes manqués, compulsion à la répétition, importance des rêves, présence du transfert et contre-transfert, etc. Or, le roman fut tenu pour nul par les zélateurs officiels de la psychanalyse à Trieste que sa position de ville mitteleuropéenne avait mise à portée rapide du verbe freudien. Zeno, en fait, décriait la nouvelle doctrine en l’attaquant sur les deux points qui aujourd’hui encore font problème pour ses détracteurs : son réductionnisme psychologique (tout est ramené à l’œdipe) ; ses prétentions curatives.
La même liberté se manifeste à l’égard de Joyce. Malgré la complicité intellectuelle qui rapprochait les deux écrivains, La Conscience ne doit pas grand-chose à l’influence de l’auteur irlandais dont Svevo connaissait les premières œuvres. Ulysse et Zeno appartiennent à deux planètes littéraires distinctes (celtisme foisonnant du premier, rationalité mesurée du second). Les deux romans appliquent des techniques narratives qui les rendent étrangers l’un à l’autre. La Conscience est une œuvre très calculée, longuement méditée, totalement homogène et compacte parce que résultant d’une composition méthodique autour d’un seul et même axe narratif. Tout passe par la conscience du protagoniste, tout se tient du commencement à la fin. L’œuvre coûta à son auteur trois années d’efforts intenses, sans parler des bouts d’essai qu’on peut lire dans son théâtre et dans quantité de nouvelles inachevées qui précédèrent la création définitive.
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