Svevo vieillissant avouait qu’il ne pourrait mettre en chantier une deuxième entreprise aussi éprouvante. Les grandes constructions se font à ce prix. Cervantès aussi n’a écrit qu’un seul Don Quichotte.
Zeno
Qu’est-ce donc que ce roman ? Loin d’être un roman-fleuve, c’est un roman-monde car la conscience de tout individu porte en soi l’univers, l’univers infini du moi pour commencer, et tout ce qui s’y réfléchit. Dans La Conscience, au centre de la toile narrative se tient le maître du jeu qui rend compte de l’histoire. C’est le locuteur, celui qui dit « je », conférant au récit son caractère centralisateur, car il se tient continûment sur le devant de la scène, si bien qu’on pourrait croire ne voir que lui et considérer la présence des autres comme purement appendiculaire. Ce qui n’est nullement le cas.
Liquidons tout de suite la tentation herméneutique de vouloir découvrir en Zeno le double de l’homme Svevo. Lors même que les indices autobiographiques se font pressants (notamment l’habitude du tabagisme), Zeno est un personnage à part entière, vivant de sa vie propre. Il serait dommage de perdre de vue cette assertion fondamentale de Svevo : quand un auteur se souvient, c’est pour créer aussitôt.
Qui est donc ce Zeno qui rédige ses mémoires à destination du Dr S., en vue de faciliter la tâche de l’analyste ? Homme de souvenir, Zeno est pris dans une continuité mémorielle car il habite des lieux de mémoire qui déclenchent le processus de remontée dans le temps. Il vit depuis toujours dans sa maison familiale, avec autour de lui la ville où il est né, qui recèle des images de son passé. Son vécu personnel se distribue entre les strates d’un feuilleté temporel, comme une construction à plusieurs étages à l’intérieur de laquelle il se meut sans efforts. A l’âge de cinquante-sept ans, il se soumet à la thérapie psychanalytique en vue de guérir d’une névrose imprécisée qui ne l’a pas empêché jusqu’ici de mener une existence privilégiée et tout compte fait heureuse. Il évoque ainsi, pour son analyste, les événements marquants de sa vie antérieure, principalement entre vingt et trente ans (car ce sont les faits les plus romanesques), non sans quelques retours (psychanalyse oblige) à sa première enfance.
Nous ne trouverons pas de lui un portrait systématique, mais des éléments épars d’identification qui, regroupés, nous le peignent à trente ans (le temps fort de la remémoration) comme un personnage un peu chauve, grand et robuste, avec un menton effilé, des yeux rêveurs, racleur de violon à ses heures, tourmenté par l’idée de la mort et de la vieillesse, terriblement enclin à la jalousie, paresseux mais assez riche pour vivre dans l’oisiveté et se permettre des études éclectiques ainsi que l’assouvissement d’un insatiable appétit érotique. Très intelligent et cultivé, au demeurant, sous une naïveté apparente qui le rend d’autant plus dangereux pour ses dupes. En fait le plus beau Tartuffe, bonhomme, doucereux, sournois, qu’il nous ait été donné d’admirer depuis Molière. Un Tartuffe moderne, qui ne se contente plus de donner le change sur sa personne, mais qui s’étudie, s’explique, se justifie, se cherche des alibis à n’en plus finir pour se disculper, se décharger de toute responsabilité car tromper ne lui suffit plus. Ce Tartuffe-là veut être aimé et plaint. Il n’arrête pas de mettre son cœur à nu tout en occultant soigneusement sa jalousie et ses haines inexpiables, de clamer son innocence et sa sincérité, de faire à ses amis des offres de service sans intention réelle de les tenir, car il veut pouvoir vivre à sa guise, faire ce qui lui plaît, à couvert, tout comme l’autre, mais en conservant de surcroît l’estime et l’affection de tous. Zeno sait, comme le R.P. Malacrida, cité par Stendhal dans Le Rouge et le Noir (chapitre XXII) que « la parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée ».
Il ne peut cependant se soustraire au devoir de vérité qu’exige de lui son créateur, car l’acte de parole accouche aussi du désir caché. De sorte que ses confessions, captieuses toujours, constituent un exercice funambulesque oscillant entre mensonge et vérité, déguisement et dévoilement, comme il en est peu d’exemples dans les lettres. Pour son lecteur, il dit le faux avec une imperturbable assurance et une ingénuité feinte afin de laisser deviner précisément derrière l’imposture de son récit le vrai de sa conduite. Mais pour ceux qui l’écoutent, la ruse paie, et contrairement à Tartuffe, notre cher, notre adorable menteur de Trieste ne sera que partiellement percé à jour, et seulement par celles dont il a provoqué ou failli entraîner la perte. Le reste de sa famille et de ses amis lui conservent cette estime et cette affection qui lui garantissent l’existence sans complications à laquelle il aspire. Grâce à ses propos melliflues, servi par une chance insolente, il passe au travers des pièges que sa fourberie a dressés sans y laisser trop de plumes, contrairement aux exigences d’une vision moraliste.
Le modèle machiavélien n’est pas loin. Le cynisme benoît du personnage s’alimente du scepticisme désabusé et de la lucidité avertie d’un auteur parvenu au seuil de la vieillesse et qui sait tout de l’homme. Le sous-titre de La Conscience pourrait être « Le Prince » à Trieste. On s’y assigne un but : comment mener une existence indolore dans un monde douloureux et absurde. On y propose des moyens : imiter le renard, pratiquer la feinte et le compromis pour se rendre maître du jeu, tout en déployant l’agressivité du lion. On y énonce un constat : la duplicité conserve presque toujours l’avantage. Il suffit de sauvegarder les apparences car, sauf exception, les hommes sont si crédules et si niais qu’ils se laisseront toujours berner. Du machiavélisme intégral.
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