Galpin-Daveline se traduisait par un
redoublement de roideur.
– Je sais ce que j'ai à faire, monsieur, dit-il.
– Et moi, riposta le médecin, je connais mon devoir. Vous avez
requis le concours de mes lumières, je vous l'apporte. Je vous
déclare que l'état mental de ce garçon est tel qu'il ne saurait
être entendu, même à titre de renseignements. J'en appelle à
monsieur le procureur de la République.
Il espérait un mot d'encouragement de M. Daubigeon. Le mot ne
venant pas :
– Prenez garde, monsieur, ajouta-t-il, vous vous engagez dans
une voie sans issue. Que ferez-vous si ce malheureux répond à vos
questions par une accusation formelle ? Poursuivrez-vous celui
qu'il accusera ?
Les paysans écoutaient, bouche béante, cette discussion.
– Oh ! Cocoleu n'est pas tant innocent qu'on croit, fit
l'un d'eux.
– Il sait bien dire ce qu'il veut, le mâtin ! ajouta un
autre.
– Je lui dois, en tout cas, la vie de mes enfants, prononça
doucement Mme de Claudieuse. Il s'est souvenu d'eux lorsque j'étais
comme frappée de vertige et que tout le monde les oubliait.
Approche, Cocoleu, approche, mon ami, n'aie pas peur, personne ici
ne te veut de mal…
Il était bien besoin de ces bonnes paroles. Effrayé au-delà de
toute expression par les brutalités dont il venait d'être l'objet,
le pauvre idiot tremblait si fort que ses dents en claquaient.
– Je… je n'ai pas… pas… peur…, bégaya-t-il.
– Une fois encore, je proteste, insista le médecin.
Il venait de reconnaître qu'il n'était pas seul de son avis.
– Je crois, en effet, qu'il est peut-être dangereux d'interroger
Cocoleu, dit M. de Claudieuse.
– Je le crois aussi, appuya M. Daubigeon.
Mais le juge était le maître de la situation, armé des pouvoirs
presque illimités que la loi confère au magistrat instructeur.
– Je vous en prie, messieurs, fit-il d'un ton qui ne souffrait
pas de réplique, laissez-moi agir à ma guise. (Et s'étant assis, et
s'adressant à Cocoleu) : Voyons, mon garçon, reprit-il de sa
meilleure voix, écoute-moi bien et tâche de me comprendre. Sais-tu
ce qu'il y a eu, cette nuit, au Valpinson ?
– Le feu, répondit l'idiot.
– Oui, mon ami, le feu, qui a détruit la maison de tes
bienfaiteurs, le feu où viennent de périr deux pauvres pompiers… Et
ce n'est pas tout : on a essayé d'assassiner le comte de
Claudieuse. Le vois-tu, dans ce lit, blessé et couvert de
sang ? Vois-tu la douleur de madame de Claudieuse ?…
Cocoleu comprenait-il ? Sa figure grimaçante ne trahissait
rien de ce qui pouvait se passer en lui.
– Absurdité ! grommelait le docteur. Témérité !
Ténacité !
M. Galpin-Daveline l'entendit.
– Monsieur ! prononça-t-il vivement, ne m'obligez pas à me
rappeler qu'il y a là, tout près, des gens chargés de faire
respecter mon caractère… (Et revenant au pauvre idiot) : Tous ces
malheurs, mon ami, poursuivit-il, sont l'œuvre d'un lâche
incendiaire. Tu le détestes, n'est-ce pas, ce misérable, tu le
hais ?…
– Oui, dit Cocoleu.
– Tu désires qu'il soit puni…
– Oui, oui !
– Eh bien ! il faut m'aider à le découvrir, pour qu'il soit
arrêté par les gendarmes, mis en prison et jugé. Tu le connais, tu
as dit toi-même que tu le connaissais…
Il s'arrêta, et au bout d'un instant, Cocoleu se taisant
toujours :
– Dans le fait, demanda-t-il, à qui ce pauvre diable a-t-il
parlé ?
C'est ce que pas un paysan ne put dire. On s'informa, on
n'apprit rien. Peut-être Cocoleu n'avait-il pas tenu le propos
qu'on lui attribuait.
– Ce qui est sûr, déclara un des métayers du Valpinson, c'est
que ce pauvre sans cervelle ne dort autant dire jamais, et que
toutes les nuits il rôde comme un chien de garde autour des
bâtiments…
Ce fut pour M. Galpin-Daveline un trait de lumière. Changeant
brusquement la forme de l'interrogatoire :
– Où as-tu passé la soirée ? demanda-t-il à Cocoleu.
– Dans… dans… la cour…
– Dormais-tu, quand l'incendie s'est déclaré ?
– Non.
– Tu l'as donc vu commencer ?
– Oui.
– Comment a-t-il commencé ?
Obstinément, l'idiot tenait ses regards rivés sur Mme de
Claudieuse, avec l'expression craintive et soumise du chien qui
cherche à lire dans les yeux de son maître.
– Réponds, mon ami, insista doucement la comtesse, obéis,
parle…
Un éclair brilla dans les yeux de Cocoleu.
– On… on a mis le feu, bégaya-t-il.
– Exprès ?
– Oui.
– Qui ?
– Un monsieur…
Il n'était pas un des témoins de cette scène qui, pour mieux
entendre, ne retînt sa respiration. Seul le docteur se dressa.
– Cet interrogatoire est insensé ! s'écria-t-il.
Mais le juge d'instruction ne parut pas l'entendre, et se
penchant vers Cocoleu, d'une voix qu'altérait l'émotion :
– Tu l'as vu, ce monsieur ? demanda-t-il.
– Oui.
– Et tu le connais ?
– Très… très bien.
– Tu sais son nom ?
– Oh, oui !
– Comment s'appelle-t-il ?
Une expression d'affreuse angoisse contracta la figure blême de
Cocoleu ; il hésita, puis enfin, avec un violent effort, il
répondit :
– Bois… Bois… Boiscoran.
Des murmures de mécontentement et des ricanements incrédules
accueillirent ce nom. D'hésitation, de doute, il n'y en eut pas
l'ombre.
– Monsieur de Boiscoran, un incendiaire ? disaient les
paysans ; à qui jamais fera-t-on accroire ça ?
– C'est absurde ! déclara M. de Claudieuse.
– Insensé ! approuvèrent M. Séneschal et M. Daubigeon.
Le docteur Seignebos avait retiré ses lunettes et les essuyait
d'un air de triomphe.
– Qu'avais-je annoncé ! s'écria-t-il. Mais monsieur le juge
d'instruction n'a pas daigné tenir compte de mes observations…
M. le juge d'instruction était de beaucoup le plus ému de tous.
Il était devenu excessivement pâle, et les efforts étaient visibles
qu'il faisait pour garder son impassible froideur.
Le procureur de la République se pencha vers lui.
– À votre place, murmura-t-il, j'en resterais là, considérant
comme non avenu ce qui vient de se passer.
Mais M. Galpin-Daveline était de ces gens qu'aveugle l'opinion
exagérée qu'ils ont d'eux-mêmes, et qui se feraient hacher en
morceaux plutôt que de reconnaître qu'ils ont pu se tromper.
– J'irai jusqu'au bout, répondit-il.
Et s'adressant de nouveau à Cocoleu, au milieu d'un silence si
profond qu'on eût entendu le bruissement des ailes d'une mouche
:
– Comprends-tu bien, mon garçon, lui demanda-t-il, ce que tu
dis ? Comprends-tu que tu accuses un homme d'un crime
abominable ?
Que Cocoleu comprît ou non, il était en tout cas agité d'une
angoisse manifeste.
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