Parfois, des paysans en belle humeur lui
criaient :
– Dis-nous comment tu t'appelles, et tu auras un sou.
Il en avait pour cinq minutes à bégayer, avec toutes sortes de
contorsions, le nom de sa mère :
– Co… co… co… lette.
De là son surnom.
On avait constaté qu'il n'était bon à rien ; on cessa de
s'intéresser à lui ; il se remit à vagabonder comme jadis.
C'est vers cette époque que le docteur Seignebos, en allant à
ses visites, le rencontra un matin sur la grande route. Cet
excellent docteur, entre autres théories surprenantes, soutenait
alors que l'imbécillité n'est qu'une façon d'être du cerveau, un
oubli de la nature aisément réparable par l'adjonction de certaines
substances connues, de phosphore, par exemple. L'occasion d'une
expérience mémorable était trop belle pour qu'il ne s'empressât pas
de la saisir.
Il fit monter Cocoleu près de lui, dans son cabriolet,
l'installa dans sa maison et le soumit à un traitement dont le
secret est resté entre lui et un pharmacien de Sauveterre, bien
connu pour ses opinions avancées.
Au bout de dix-huit mois, Cocoleu avait considérablement maigri.
Il parlait peut-être un peu moins malaisément, mais son
intelligence n'avait fait aucun progrès appréciable.
Découragé, M. Seignebos fit un paquet des quelques nippes qu'il
avait données à son pensionnaire, les lui mit dans la main et le
poussa dehors en lui défendant de revenir jamais.
Le médecin avait rendu un triste service à Cocoleu. Désaccoutumé
des privations, déshabitué d'aller de porte en porte demander son
pain, le pauvre idiot eût péri de besoin si sa bonne étoile ne
l'eût amené au Valpinson. Touchés de sa détresse, le comte et la
comtesse de Claudieuse résolurent de se charger de lui.
Seulement, c'est en vain qu'ils essayèrent de le fixer à l'une
de leurs métairies, où ils lui avaient fait donner un lit. L'humeur
vagabonde de Cocoleu l'emportait sur tout, même sur la faim.
L'hiver, par le froid et la neige, on le tenait encore. Mais dès
les premières feuilles, il reprenait ses courses sans but à travers
les bois et les champs, restant souvent des semaines entières sans
reparaître.
À la longue, pourtant, s'était éveillé en lui quelque chose qui
ressemblait assez à l'instinct d'un animal domestique patiemment
dressé. Son affection pour Mme de Claudieuse se traduisait comme
celle d'un chien, par des gambades et des cris de joie dès qu'il
l'apercevait. Souvent, quand elle sortait, il l'accompagnait,
courant et bondissant autour d'elle, toujours comme un chien. Il
aimait aussi les petites filles, et il paraissait souffrir qu'on
l'écartât d'elles, car on l'en écartait, redoutant pour des enfants
si jeunes la contagion de ses tics nerveux.
Avec le temps aussi, il était devenu capable de rendre quelques
petits services. Il était certaines commissions faciles dont on
pouvait le charger. Il arrosait les fleurs, il allait appeler un
domestique, il savait porter une lettre à la poste de Bréchy. Même,
ses progrès avaient été assez sensibles pour inspirer des doutes à
quelques paysans défiants, lesquels prétendaient que Cocoleu
n'était pas si « innocent » qu'il en avait l'air, que c'était « un
malin » au contraire, qui faisait la bête pour bien vivre sans
travailler.
– Nous le tenons ! crièrent enfin quelques voix ; le
voilà ! le voilà !…
La foule s'écarta vivement, et presque aussitôt, maintenu et
poussé en avant par plusieurs hommes, un jeune garçon parut.
– Il s'était caché là-bas, derrière une haie, disaient ces
hommes, et il ne voulait pas venir, le mâtin !
Le désordre des vêtements de Cocoleu attestait en effet une
résistance opiniâtre.
C'était un garçon de dix-huit ans, imberbe, très grand,
extraordinairement maigre, et si dégingandé qu'il en paraissait
contrefait. Une forêt de rudes cheveux roux s'emmêlait au-dessus de
son front étroit et fuyant. Et ses petits yeux, sa large bouche
meublée de dents aiguës, son nez, largement épaté, et ses immenses
oreilles donnaient à sa physionomie une expression étrange
d'effarement et d'idiotisme, et aussi, pourtant, de ruse
bestiale.
– Qu'est-ce que nous allons en faire ? demandèrent les
paysans à M. Séneschal.
– Il faut le conduire au juge d'instruction, mes amis, répondit
le maire, là, dans la petite maison où vous avez porté monsieur de
Claudieuse…
– Et il faudra bien qu'il parle, grondèrent les paysans. Tu
entends, n'est-ce pas ? Allons ! arrive…
Chapitre 4
Mettant leur amour-propre à lutter de flegme et d'impassibilité,
ni le docteur Seignebos, ni M. Galpin-Daveline n'avaient fait un
mouvement pour reconnaître ce qui se passait au-dehors.
Le médecin s'apprêtait à reprendre son opération, et
méthodiquement, tranquille autant que s'il eût été chez lui, dans
son cabinet, il lavait l'éponge dont il venait de se servir et
essuyait ses pinces et ses bistouris.
Le juge d'instruction, lui, debout au milieu de la chambre, les
bras croisés, semblait suivre de l'œil, dans le vide,
d'insaisissables combinaisons. Peut-être songeait-il que sa bonne
étoile l'avait enfin guidé vers cette cause retentissante qu'il
avait si longtemps et si inutilement appelée de tous ses vœux.
Mais M. de Claudieuse était loin de partager leur indifférence.
Il s'agitait sur son lit, et dès que M. Séneschal et M. Daubigeon
reparurent, pâles et bouleversés :
– Pourquoi tout ce tumulte ? interrogea-t-il.
Et lorsqu'on lui eut appris la catastrophe :
– Mon Dieu !… s'écria-t-il, et moi qui gémissais de me voir
en partie ruiné. Deux hommes morts !… Voilà le vrai
malheur !… Pauvres gens, victimes de leur courage !
Bolton, un garçon de trente ans ! Guillebault, un père de
famille, qui laisse cinq enfants sans soutien !…
La comtesse, qui rentrait, avait entendu les derniers mots
prononcés par son mari.
– Tant qu'il nous restera une bouchée de pain, interrompit-elle,
d'une voix profondément troublée, ni la mère de Bolton, ni les
enfants de Guillebault ne manqueront de rien !
Elle n'en put dire davantage. Les paysans qui avaient découvert
Cocoleu envahissaient la chambre, poussant devant eux leur
prisonnier.
– Où est le juge ? demandaient-ils. Voilà un témoin…
– Quoi ! Cocoleu ! s'écria le comte.
– Oui, il sait quelque chose, il l'a dit, il faut qu'il le
répète à la justice et que l'incendiaire soit retrouvé.
M. Seignebos avait froncé le sourcil. Il exécrait Cocoleu, ce
cher docteur, dont la vue lui rappelait cette fameuse expérience
dont on fait encore des gorges chaudes à Sauveterre.
– Est-ce que véritablement vous allez l'interroger ?
demanda-t-il à M. Galpin-Daveline.
– Pourquoi non ? fit sèchement le juge.
– Parce qu'il est complètement imbécile, monsieur, stupide,
idiot. Parce qu'il est incapable de saisir la valeur de vos
questions et la portée de ses réponses.
– Il peut nous fournir un indice précieux, monsieur…
– Lui !… un être dénué de raison !… Vous n'y pensez
pas ! Il est impossible que la justice tienne compte des
réponses incohérentes d'un fou !
Le mécontentement de M.
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