Vous
avez eu, au su et vu de tout le pays, des altercations
violentes.
Le comte de Claudieuse paraissait désolé.
– C'est vrai, nous avons échangé quelques propos… Monsieur de
Boiscoran avait deux maudits bassets qui toujours s'échappaient de
leur chenil et venaient chasser sur mes terres. C'est incroyable ce
qu'ils détruisaient de gibier…
– Précisément… Et un jour que vous avez rencontré monsieur de
Boiscoran, vous l'avez menacé de donner un coup de fusil à ses
chiens…
– J'étais furieux, je le reconnais ; mais j'avais tort,
mille fois tort, je l'ai menacé.
– C'est bien cela. Vous étiez armés l'un et l'autre, vous vous
êtes animés, vous menaciez, il vous a couché en joue… Ne le niez
pas ; dix personnes l'ont vu, je le sais, il me l'a dit.
Chapitre 5
Il n'était personne dans le pays qui ne sût de quel mal affreux
était atteint le pauvre Cocoleu, personne qui ne fût bien persuadé
qu'il n'y avait pas de soins à lui donner. Les deux hommes qui
l'avaient emporté avaient donc cru faire assez en le déposant sur
un tas de paille humide. L'abandonnant ensuite à lui-même, ils
s'étaient mêlés à la foule pour raconter ce qu'ils venaient
d'entendre.
C'est une justice à rendre aux quelques centaines de paysans qui
se pressaient autour des décombres fumants du Valpinson, que leur
premier mouvement fut d'accabler de quolibets ou de malédictions
l'être sans cervelle qui venait d'attribuer l'incendie à M. de
Boiscoran.
Malheureusement, les premiers mouvements, les bons, sont de
courte durée. Un de ces mauvais drôles, paresseux, ivrognes et
bassement jaloux, comme il s'en trouve au fond des campagnes aussi
bien que dans les villes, s'écria : « Pourquoi donc pas ? » Et
ces seuls mots devinrent le point de départ des suppositions les
plus hasardées.
Les querelles du comte de Claudieuse et de M. de Boiscoran
avaient été publiques. Il était bien connu que presque toujours les
premiers torts étaient venus du comte et que toujours son jeune
voisin avait fini par céder. Pourquoi M. de Boiscoran, humilié,
n'aurait-il pas eu recours à ce moyen de se venger d'un homme qu'il
devait haïr, pensait-on, et surtout craindre ?
« Est-ce parce qu'il est noble et qu'il est riche ? »
ricanait le garnement.
De là à chercher des circonstances à l'appui des affirmations de
Cocoleu, il n'y avait qu'un pas et il fut vite franchi. Des groupes
se formèrent, et bientôt deux hommes et une femme donnèrent à
entendre qu'on serait peut-être bien surpris s'ils racontaient tout
ce qu'ils savaient. On les pressa de parler, et comme de raison,
ils refusèrent. Mais déjà ils en avaient trop dit. Bon gré mal gré
ils furent conduits à la maison où, dans le moment même, M.
Galpin-Daveline interrogeait le comte de Claudieuse.
Telle était l'animation de la foule et le tapage qu'elle menait,
que M. Séneschal, frémissant à l'idée d'un nouvel accident, se
précipita vers la porte.
– Qu'est-ce encore ? s'écria-t-il.
– Des témoins ! voilà d'autres témoins ! répondirent
les paysans.
M. Séneschal se retourna vers l'intérieur de la chambre, et
après un regard échangé avec M. Daubigeon :
– On vous amène des témoins, monsieur, dit-il au juge.
Sans nul doute M. Galpin-Daveline maudit l'interruption. Mais il
connaissait assez les paysans pour savoir qu'il était important de
profiter de leur bonne volonté et qu'il n'en tirerait rien s'il
laissait à leur cauteleuse prudence le temps de reprendre le
dessus.
– Nous reviendrons plus tard à notre… entretien, monsieur le
comte, dit-il à M. de Claudieuse. (Et répondant à M. Séneschal) :
Que ces témoins entrent, dit-il, mais seuls et un à un…
Le premier qui se présenta était le fils unique d'un fermier
aisé du bourg de Bréchy, nommé Ribot. C'était un grand gars de
vingt-cinq ans, large d'épaules, avec une tête toute petite, un
front très bas et de formidables oreilles d'un rouge vif. Il avait
à deux lieues à la ronde la réputation d'un séducteur irrésistible
et n'en était pas médiocrement fier.
Après lui avoir demandé son nom, ses prénoms et son âge :
– Que savez-vous ? poursuivit M. Galpin-Daveline.
Le gars Ribot se redressa, et d'un air de fatuité qui fut si
bien compris que les paysans éclatèrent de rire :
– J'avais, ce soir, répondit-il, une affaire… très importante,
de l'autre côté du château de Boiscoran. On m'attendait, j'étais en
retard, je pris donc au plus court, par les marais. Je savais que
par suite des pluies de ces jours passés, les fossés seraient
pleins d'eau, mais pour une affaire comme celle que j'avais, on
trouve toujours des jambes…
– Épargnez-nous ces détails oiseux, prononça froidement le
juge.
Le beau gars parut plus surpris que choqué de
l'interruption.
– Comme monsieur le juge voudra, fit-il. Pour lors, il était un
peu plus de huit heures, et le jour commençait à baisser quand
j'arrivai aux étangs de la Seille. Ils étaient si gonflés que l'eau
passait de plus de deux pouces par-dessus les pierres du déversoir.
Je me demandais comment traverser sans me mouiller, quand, de
l'autre côté, venant en sens inverse de moi, j'aperçus monsieur de
Boiscoran.
– Vous êtes bien sûr que c'était lui ?
– Pardi ! puisque je lui ai parlé !… Mais attendez.
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