Il
n'eut pas peur, lui, de se mouiller. Sans faire ni une ni deux, il
releva son pantalon, le fourra dans les tiges de ses grandes bottes
jaunes et passa. C'est alors seulement qu'il me vit, et il parut
étonné. Je ne l'étais pas moins que lui. « Comment ! c'est
vous, notre monsieur ! » lui dis-je. Il me répondit : « Oui,
j'ai quelqu'un à voir à Bréchy. » C'était bien possible ;
cependant je lui dis encore : « Tout de même, vous prenez un drôle
de chemin ! » Il se mit à rire. « Je ne savais pas que les
étangs fussent débordés, répondit-il, et je comptais tirer des
oiseaux d'eau… » Et en disant cela, il me montrait son fusil. Sur
le moment, je ne vis rien à répliquer, mais maintenant, après ce
qui s'est passé, je trouve que c'est drôle…
Cette déposition, M. Galpin-Daveline l'avait écrite mot pour
mot. Ensuite :
– Comment était vêtu monsieur de Boiscoran ?
interrogea-t-il.
– Attendez… il avait un pantalon grisâtre, un veston de velours
marron et un panama à larges bords.
La stupeur et l'inquiétude se peignaient sur les traits du comte
et de la comtesse de Claudieuse, de M. Daubigeon et même du docteur
Seignebos. Une circonstance de la déposition de Ribot les frappait
surtout : il avait vu M. de Boiscoran rentrer son pantalon dans ses
bottes pour passer le déversoir…
– Vous pouvez vous retirer, dit M. Galpin-Daveline au gars Ribot
: qu'un autre témoin se présente.
Cet autre était un vieil homme d'assez fâcheux renom, qui
habitait seul une masure à une demi-lieue du Valpinson. On
l'appelait le père Gaudry.
Autant le fils Ribot avait montré d'assurance, autant ce
bonhomme vêtu de haillons malpropres et puants semblait humble et
craintif.
Après avoir donné son nom :
– Il pouvait être onze heures du soir, déposa-t-il, et je
traversais les bois de Rochepommier par un des petits sentiers…
– Vous alliez voler des fagots ! fit sévèrement le
juge.
– Jour du bon Dieu ! geignit le vieux en joignant les
mains, est-il bien possible de dire une chose pareille ! Voler
des fagots, moi !… Non, mon bon monsieur, j'allais tout
simplement coucher au fin fond du bois pour y être tout rendu au
lever du soleil et chercher des champignons, des cèpes, que
j'aurais été vendre à Sauveterre… Donc, je suivais le routin, quand
voilà que tout à coup, derrière moi, j'entends les pas d'un homme.
Naturellement, la peur me prend…
– Parce que vous voliez !
– Oh, non ! mon bon monsieur ; seulement, la nuit,
vous comprenez… Enfin, je me cache derrière un arbre, et presque
aussitôt je vois passer monsieur de Boiscoran, que je reconnais
très bien, malgré l'obscurité, et qui devait être très en colère,
car il parlait tout haut, il jurait, il gesticulait, et par moments
il arrachait aux branches des poignées de feuilles.
– Avait-il un fusil ?
– Oui, mon bon monsieur, puisque même c'est à cause de ce fusil
qu'il m'avait fait peur, je l'avais pris pour un garde…
Le troisième et le dernier témoin était une bonne et brave
métayère, maîtresse Courtois, dont la métairie était située de
l'autre côté du bois de Rochepommier.
Interrogée, après un moment d'indécision :
– Je ne sais pas grand-chose, répondit-elle ; mais je vais
toujours le dire : comme nous comptions avoir beaucoup d'ouvriers
ces jours-ci, et que je voulais faire une fournée demain, j'étais
allée avec mon âne au moulin de la montagne de Sauveterre pour
chercher de la farine. Il n'y en avait pas de prête, mais le
meunier me dit qu'il m'en donnerait si je voulais attendre, et je
restai à souper avec lui. Vers dix heures, on me livra un sac que
les garçons attachèrent sur mon âne, et je me mis en route. J'avais
déjà fait plus de la moitié du chemin, et il devait être onze
heures, quand, en arrivant au bois de Rochepommier, mon âne fait un
faux pas, et le sac tombe. J'étais bien en peine, n'étant pas de
force à le recharger seule, lorsqu'à dix pas de moi, un homme sort
du bois. Je l'appelle, il vient. C'était monsieur de Boiscoran. Je
lui demande de m'aider, et aussitôt, sans se faire prier, il pose
son fusil à terre, prend le sac et le remet sur l'âne. Je le
remercie, il me dit qu'il n'y a pas de quoi, et… voilà tout.
Toujours debout sur le seuil de la chambre dont il disputait
l'accès à l'avide curiosité des paysans, le maire de Sauveterre se
résignait aux humbles fonctions d'appariteur.
Lorsque maîtresse Courtois se retira toute confuse, et déjà
peut-être regrettant ce qu'elle venait de dire :
– Est-il encore quelqu'un qui sache quelque chose ?
cria-t-il. (Et, comme nul ne se présentait, il ferma sans façon la
porte en ajoutant) : Alors, éloignez-vous, mes amis, et laissez la
justice se recueillir en paix.
La justice, en la personne du juge d'instruction, était alors en
proie aux plus cruelles perplexités.
Consterné jusqu'à ce point de n'essayer pas même de réagir, M.
Galpin-Daveline demeurait accoudé à la table devant laquelle il
s'était assis pour écrire, le front entre les mains, semblant
chercher une issue à l'impasse où il se trouvait engagé.
Tout à coup il se dressa, et, oublieux de sa morgue accoutumée,
laissant tomber son masque de glaciale impassibilité :
– Eh bien ! fit-il comme si dans la détresse de son esprit
il eût espéré un secours ou imploré un conseil, eh bien !…
On ne lui répondit pas.
Sa stupeur avait gagné tous ceux qui l'entouraient : le comte et
la comtesse de Claudieuse, M. Séneschal, le procureur de la
République, et même le docteur Seignebos. Chacun d'eux en était
encore à se débattre contre ce résultat invraisemblable,
inconcevable, inouï !
Enfin, après un moment de silence :
– Vous le voyez, messieurs, reprit le juge avec une amertume
étrange, j'avais raison d'interroger Cocoleu. Oh ! n'essayez
pas de le nier : vous partagez maintenant mes doutes et mes
soupçons. Qui de vous oserait soutenir que, sous l'empire d'une
émotion terrible, ce malheureux n'a pas recouvré durant quelques
minutes la plénitude de sa raison ! Lorsqu'il vous a dit avoir
vu le crime et qu'il vous a nommé le coupable, vous avez haussé les
épaules. Mais d'autres témoins sont venus, et de l'ensemble de
leurs dépositions résulte un faisceau de présomptions terribles…
(Il s'animait.
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