Galpin-Daveline se redressait de toute sa roideur
accoutumée.
– Je suis sûr de moi ! prononça-t-il.
– Prenez garde !
– Mon parti est arrêté, monsieur.
Il était temps. M. Séneschal revenait, accompagné du capitaine
Parenteau.
– Eh bien ! messieurs, demanda-t-il, qu'avez-vous
résolu ?
– Nous allons partir pour Boiscoran, répondit le juge
d'instruction.
– Quoi ! tout de suite ?
– Oui. Je tiens à trouver monsieur de Boiscoran encore couché.
J'y tiens si fort que je me passerai de mon greffier.
Le capitaine Parenteau s'inclina.
– Votre greffier est ici, monsieur, dit-il, et même il vous
demandait, il n'y a qu'un instant…
Sur quoi, de sa plus belle voix, il se mit à appeler :
– Méchinet ! Méchinet !
Un petit homme grisonnant, jovial et joufflu, accourut presque
aussitôt et, bien vite, se mit à raconter comment un voisin était
venu le prévenir des événements et du départ du juge d'instruction,
et comment, n'écoutant que son zèle, il s'était mis en route, seul,
à pied.
– Comment allez-vous, monsieur, vous rendre à Boiscoran ?
demanda le maire à M. Galpin-Daveline.
– Je l'ignore, Méchinet va se mettre en quête d'un moyen de
locomotion.
Prompt comme l'éclair, le greffier s'élançait déjà, M. Séneschal
le retint.
– Ne cherchez pas, dit-il, je vais mettre à votre disposition
mon cheval et ma voiture. Le premier paysan venu vous conduira. Le
capitaine Parenteau et moi profiterons, pour rentrer à Sauveterre,
du cabriolet d'un fermier de Bréchy. Car il nous faut y rentrer au
plus tôt. Je viens de recevoir des nouvelles inquiétantes. Je
crains du désordre. Les paysannes, qui se rendaient au marché, y
ont raconté, avec toutes sortes d'exagérations, les malheurs déjà
si grands de cette nuit. Elles ont assuré que dix ou douze hommes
avaient été tués et blessés, et que l'incendiaire, monsieur de
Boiscoran, était arrêté. La foule s'est portée chez la veuve du
malheureux Guillebault, et il y a une manifestation devant la
maison des demoiselles de Lavarande, où demeure la fiancée de
monsieur de Boiscoran, mademoiselle Denise de Chandoré.
Pour rien au monde, en des temps ordinaires, M. Séneschal n'eût
consenti à confier à des mains étrangères son bon cheval – Caraby
–, le meilleur peut-être de l'arrondissement. Mais il était
affreusement bouleversé, on le voyait bien, malgré ses efforts pour
conserver cette impassible dignité qui sied si bien à
l'autorité.
Il fit un signe, et en un moment sa voiture fut prête.
Seulement, lorsqu'il demanda quelqu'un pour conduire, personne ne
se présenta. Tous ces braves campagnards qui venaient de passer la
nuit dehors avaient hâte de regagner leur logis, où les réclamaient
les soins à donner à leur bétail. Voyant l'hésitation des autres
:
– Eh bien ! c'est moi qui mènerai la justice, déclara le
fils Ribot, ce gars avantageux qui avait rencontré M. de Boiscoran
au déversoir de la Seille.
Et s'emparant du fouet et des guides, il s'installa sur la
banquette de devant, pendant que prenaient place le procureur de la
République, le juge d'instruction et le greffier Méchinet.
– Surtout, ménage Caraby, recommanda M. Séneschal, qui sentit à
cet instant suprême se réveiller toute sa sollicitude.
– N'ayez pas peur, monsieur le maire, répondit le gars en
enlevant vigoureusement le cheval, si je tapais trop fort, monsieur
Méchinet me retiendrait…
C'était presque une puissance à Sauveterre que ce Méchinet,
greffier du juge d'instruction, et les plus huppés comptaient avec
lui. Ses fonctions officielles étaient humbles et peu rétribuées,
mais il avait eu l'art d'y adjoindre, sans que le tribunal y
trouvât rien à redire, quantité d'occupations parasites qui
grandissaient singulièrement son importance et sextuplaient ses
revenus.
Lithographe distingué, c'était lui qui faisait toutes les cartes
de visite que l'on commandait à M. Serpin, le premier imprimeur de
la ville et le propriétaire et gérant responsable de
L'Indépendant de Sauveterre. Comptable expérimenté, il
tenait les livres et débrouillait les comptes chez plusieurs
négociants. Il donnait aussi des consultations de droit aux paysans
processifs et rédigeait habilement des actes sous seing privé.
Depuis longtemps il était chef de la musique des pompiers et
directeur de l'orphéon.
Correspondant de la société des auteurs dramatiques, dont il
percevait les droits, il devait à ce titre ses entrées au théâtre,
non seulement dans la salle, par la porte du public, mais dans les
coulisses, par le couloir étroit et malpropre réservé aux artistes.
Enfin, il donnait, selon la volonté des personnes, des leçons
d'écriture et de français aux petites filles et des leçons de flûte
ou de cornet à pistons aux jeunes amateurs.
Tant de talents divers lui avaient longtemps attiré la sourde
inimitié des autres employés de la localité, du secrétaire de la
mairie, du factotum de la sous-préfecture, du premier commis des
hypothèques et même du fondé de pouvoir de la recette particulière.
Mais tous ces ennemis avaient fini par désarmer devant une
supériorité universellement reconnue. Et de même que tout le monde,
lorsqu'un événement imprévu les prenait sans vert : « Allons
consulter Méchinet », disaient-ils.
Lui dissimulait, sous les apparences rassurantes d'une éternelle
bonne humeur, l'ambition qui le dévorait de devenir riche et l'un
des premiers personnages de Sauveterre. C'est que c'était un
diplomate retors que ce Méchinet, fin comme l'ambre et plus délié
que la soie. Il l'avait bien prouvé, en réalisant ce problème de
remplir la ville du mouvement de sa personnalité remuante, de se
mêler de tout et de tous sans se faire un seul ennemi déclaré.
Le fait est qu'on le craignait et qu'on avait une peur terrible
de sa langue. Non qu'il eût jamais fait de mal à personne – il
n'était pas si sot–, mais à cause du mal qu'il eût pu faire,
pensait-on, étant l'homme le mieux au courant de tous les petits
secrets de Sauveterre, et le plus exactement informé de toutes les
intrigues, de toutes les vilenies et de tous les tripotages.
Cela tenait à sa situation particulière. Célibataire, il vivait
chez ses sœurs, les demoiselles Méchinet, qui étaient les premières
couturières de la ville, et de plus des dévotes célèbres affiliées
à toutes les congrégations religieuses. Par elles, il avait l'œil
et l'oreille dans la belle société, et il savait le fin et le
dernier mot des cancans dont il recueillait l'écho, soit à son
imprimerie, soit au Palais.
Il disait plaisamment : « Comment m'échapperait-il quelque
chose, à moi, qui ai pour me renseigner l'église et le journal, le
tribunal et le théâtre ?… »
Un tel homme eût failli à son rôle s'il n'eût pas connu sur le
bout du doigt tout ce qu'on pouvait connaître dans le pays des
antécédents de M.
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