Et la preuve, c'est qu'en venant
je songeais qu'après avoir averti le médecin, je ferais peut-être
bien de prévenir la justice…
– Inutile ! interrompit M. Séneschal, c'est un soin qui me
regarde. Avant dix minutes je serai chez le procureur de la
République… Allons, ne ménagez pas votre cheval, et dites bien à
madame de Claudieuse que nous vous suivons.
De sa vie administrative, le maire de Sauveterre n'avait été si
rudement secoué. Il en perdait la tête, ni plus ni moins que ce
fameux jour où il lui était tombé à l'improviste neuf cents mobiles
à nourrir et à loger. Jamais, sans l'assistance de sa femme, il
n'en eût fini de se vêtir. Pourtant, il était prêt lorsque son
domestique reparut.
Ce brave garçon s'était acquitté de toutes ses commissions, et
déjà, dans le lointain de la haute ville, retentissaient les
roulements sourds de la générale.
– Maintenant, attelle, lui dit M. Séneschal. Que la voiture soit
devant la maison quand je reviendrai.
Dehors, il trouva tout en rumeur. À chaque fenêtre, une tête
s'allongeait, curieuse ou terrifiée. De tous côtés, des portes
brusquement refermées claquaient.
Pourvu, mon Dieu ! pensait-il, que je trouve Daubigeon chez
lui.
Successivement procureur impérial, puis procureur de la
République, M. Daubigeon était un des grands amis de M. Séneschal.
C'était un homme d'une quarantaine d'années, au regard fin, au
visage souriant, qui s'était obstiné à rester célibataire et qui
s'en vantait volontiers. On ne lui trouvait à Sauveterre ni le
caractère ni l'extérieur de sa sévère profession. Certes, on
l'estimait fort, mais on lui reprochait amèrement sa philosophie
optimiste, sa bonhomie souriante et surtout sa mollesse à requérir,
une mollesse qui, disait-on, dégénérait en une coupable inertie
dont le crime s'enhardissait.
Lui-même s'accusait de n'avoir pas le feu sacré, et, selon son
expression, de dérober à la froide Thémis le plus de temps qu'il
pouvait, pour le consacrer aux Muses familières. Collectionneur
éclairé, il avait la passion des beaux livres, des éditions rares,
des reliures précieuses, des belles suites de gravures, et le plus
clair de ses dix mille francs de rentes passait à ses chers
bouquins. Érudit de la vieille école, il professait pour les poètes
latins, pour Virgile et pour Juvénal, pour Horace surtout, un culte
que trahissaient d'incessantes citations.
Réveillé en sursaut comme tout le monde, ce digne et galant
homme se dépêchait de s'habiller pour courir aux renseignements,
lorsque sa vieille gouvernante, tout effarée, vint lui annoncer la
visite de M. Séneschal.
– Qu'il entre ! s'écria-t-il, qu'il entre ! Et dès que
le maire parut :
– Car vous allez m'apprendre, continua-t-il, pourquoi tout ce
tumulte, ces cris et ces roulements de tambour. Clamor que
virum, clangorque tubarum.
– Un épouvantable malheur arrive, prononça M. Séneschal.
Tel était son accent, qu'on eût juré que c'était lui qui était
atteint. Et ce fut si bien l'impression de M. Daubigeon que tout
aussitôt :
– Qu'est-ce, mon cher ami ? fit-il. Quid ? Du
courage, morbleu ! du sang-froid !… Souvenez-vous que le
poète conseille de garder dans l'adversité une âme toujours égale :
Æquam, memento, rebus in arduis, Servare mentem…
– Des malfaiteurs ont mis le feu au Valpinson !
l'interrompit le maire.
– Que me dites-vous là ! grands dieux ! O Jupiter.
Quod verbum audio…
– Victime d'une lâche tentative d'assassinat, le comte de
Claudieuse se meurt peut-être en ce moment.
– Oh !…
– Le tambour que vous entendez réunit les pompiers, que je vais
envoyer combattre l'incendie, et si je me présente chez vous à
cette heure, c'est officiellement, pour vous dénoncer le crime et
demander bonne et prompte justice !
Il n'en fallait pas tant pour glacer toutes les citations sur
les lèvres du procureur de la République.
– Il suffit ! dit-il vivement. Venez, nous allons prendre
nos mesures pour que les coupables ne puissent échapper.
Lorsqu'ils arrivèrent dans la rue Nationale, elle était plus
animée qu'en plein midi, car Sauveterre est une de ces
sous-préfectures où les distractions sont trop rares pour qu'on n'y
saisisse pas avidement tout prétexte d'émotion.
Déjà les tristes événements étaient connus et commentés. On
avait commencé par douter, mais on avait été sûr, lorsqu'on avait
vu passer au grand galop le cabriolet du docteur Seignebos, escorté
d'un paysan à cheval.
Les pompiers, de leur côté, n'avaient pas perdu leur temps.
Dès que le maire et M. Daubigeon furent signalés sur la place du
Marché-Neuf, le capitaine Parenteau se précipita à leur rencontre,
et portant militairement la main à son casque :
– Mes hommes sont prêts, déclara-t-il.
– Tous ?
– Il n'en manque pas dix. Quand on a su qu'il s'agissait de
porter secours au comte et à la comtesse de Claudieuse, nom d'un
tonnerre ! vous comprenez que personne ne s'est fait tirer
l'oreille.
– Alors, partez et faites diligence, commanda M. Séneschal. Nous
vous rattraperons en route. Nous allons, de ce pas, monsieur
Daubigeon et moi, prendre monsieur Galpin-Daveline, le juge
d'instruction.
Ils n'eurent pas loin à aller. Ce juge, précisément, les
cherchait par la ville depuis une demi-heure, il arrivait sur la
place et venait de les apercevoir.
Vivant contraste du procureur de la République, M.
Galpin-Daveline était bien l'homme de son état, et même quelque
chose de plus.
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