Je me dis bien : «
Qu'est-ce que cela ? », mais je ne me levai pas. C'est un
grand bruit, comme le fracas d'un mur qui s'écroule, qui me rendit
au sentiment de la réalité. Oh ! alors, je bondis hors de mon
lit, en me disant : « C'est le feu !… » Ce qui redoublait mon
inquiétude, c'est que je me rappelais qu'il y avait, dans ma cour
et autour des bâtiments, seize mille fagots de la coupe de l'an
dernier… À demi vêtu, je m'élançai dans les escaliers. J'étais fort
troublé, je l'avoue, à ce point que j'eus toutes les peines du
monde à ouvrir la porte extérieure. J'y parvins cependant. Mais à
peine mettais-je le pied sur le seuil que je ressentis au côté
droit, un peu au-dessus de la hanche, une affreuse douleur et que
j'entendis tout près de moi une détonation…
D'un geste, le juge d'instruction interrompit.
– Votre récit, monsieur le comte, dit-il, est certes d'une
remarquable netteté. Cependant, il est un détail qu'il importe de
préciser. C'est bien au moment juste où vous paraissiez qu'on a
tiré sur vous ?
– Oui, monsieur.
– Donc l'assassin était tout près, à l'affût. Il savait que,
fatalement, l'incendie vous attirerait dehors et il attendait…
– Telle a été, telle est encore mon impression, déclara le
comte.
M. Galpin-Daveline se retourna vers M. Daubigeon.
– Donc, lui dit-il, l'assassinat est le fait principal que doit
retenir la prévention ; l'incendie n'est qu'une circonstance
aggravante, le moyen imaginé par le coupable pour arriver plus
sûrement à la perpétration du crime… (Après quoi, revenant au
comte) : Poursuivez, monsieur, dit le juge d'instruction.
– Me sentant blessé, continua M. de Claudieuse, mon premier
mouvement, mouvement tout instinctif, d'ailleurs, fut de me
précipiter vers l'endroit d'où m'avait paru venir le coup de fusil.
Je n'avais pas fait trois pas que je me sentis atteint de nouveau à
l'épaule et au cou. Cette seconde blessure était plus grave que la
première, car le cœur me faillit, la tête me tourna, et je
tombai…
– Vous n'aviez pas même entrevu le meurtrier ?
– Pardonnez-moi. Au moment où je tombais, il m'a semblé voir…
j'ai vu un homme s'élancer de derrière une pile de fagots,
traverser la cour et disparaître dans la campagne.
– Le reconnaîtriez-vous ?
– Non.
– Mais vous avez vu comment il était vêtu, vous pouvez me donner
à peu près son signalement ?
– Non plus. J'avais comme un nuage devant les yeux, et il a
passé comme une ombre.
Le juge d'instruction dissimula mal un mouvement de dépit.
– N'importe, fit-il, nous le retrouverons… Mais continuez,
monsieur.
Le comte hocha la tête.
– Je n'ai plus rien à vous apprendre, monsieur, répondit-il.
J'étais évanoui, et ce n'est que quelques heures plus tard que j'ai
repris connaissance, ici, sur ce lit.
Avec un soin extrême, M. Galpin-Daveline notait les réponses du
comte. Lorsqu'il eut terminé :
– Nous reviendrons, reprit-il, et minutieusement, sur les
circonstances du meurtre. Pour le moment, monsieur le comte, il
importe de savoir ce qui s'est passé après votre chute. Qui
pourrait me l'apprendre ?
– Ma femme, monsieur.
– Je le pensais. Madame la comtesse a dû se lever en même temps
que vous ?
– Ma femme n'était pas couchée, monsieur.
Vivement le juge se retourna vers la comtesse, et il lui suffit
d'un coup d'œil pour reconnaître que le costume de la comtesse
n'était pas celui d'une femme éveillée en sursaut par l'incendie de
sa maison.
– En effet, murmura-t-il.
– Berthe, poursuivit le comte, la plus jeune de nos filles,
celle qui est là sur ce lit, enveloppée d'une couverture, est
atteinte de la rougeole et sérieusement souffrante. Ma femme était
restée près d'elle. Malheureusement, les fenêtres de nos filles
donnent sur le jardin, du côté opposé à celui où le feu a été
mis…
– Comment donc madame la comtesse a-t-elle été avertie du
désastre ? demanda le juge d'instruction.
Sans attendre une question plus directe, Mme de Claudieuse
s'avança.
– Ainsi que mon mari vient de vous le dire, monsieur,
répondit-elle, j'avais tenu à veiller ma petite Berthe. Ayant déjà
passé près d'elle la nuit précédente, j'étais un peu lasse, et
j'avais fini par m'assoupir, lorsque je fus réveillée par une
détonation… à ce qui m'a semblé. Je me demandais si ce n'était pas
une illusion, quand un second coup retentit presque immédiatement.
Plus étonnée qu'inquiète, je quittai la chambre de mes filles.
Ah ! monsieur, telle était déjà la violence de l'incendie
qu'il faisait clair, dans l'escalier, comme en plein jour. Je
descendis en courant. La porte extérieure était ouverte, je sortis…
À cinq ou six pas, à la lueur des flammes, j'aperçus le corps de
mon mari. Je me jetai sur lui, il ne m'entendait plus, son cœur
avait cessé de battre, je le crus mort, j'appelai au secours d'une
voix désespérée…
M. Séneschal et M. Daubigeon frémissaient.
– Bien ! approuva d'un air satisfait M. Galpin-Daveline,
très bien !
– Vous savez, monsieur, continuait la comtesse, combien est
profond le sommeil des gens de la campagne… Il me semble que je
suis restée bien longtemps seule, agenouillée près de mon mari.
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