À
la longue, cependant, les clartés de l'incendie éveillaient nos
métayers, les ouvriers de la ferme et nos domestiques. Ils se
précipitaient dehors en criant : « Au feu ! » M'apercevant,
ils vinrent à moi et m'aidèrent à transporter mon mari loin du
danger, qui grandissait de minute en minute. Attisé par un vent
furieux, l'incendie se propageait avec une effrayante rapidité. Les
granges n'étaient plus qu'une immense fournaise, la métairie
brûlait, les chais remplis d'eau-de-vie étaient en feu, et la
toiture de notre maison s'allumait de tous côtés. Et personne de
sang-froid !… Ma tête était à ce point perdue que j'oubliais
mes enfants et que leur chambre était déjà pleine de fumée,
lorsqu'un honnête et courageux garçon est allé les arracher au plus
horrible des périls… Pour me rappeler à moi-même, il m'a fallu
l'arrivée du docteur Seignebos et ses paroles d'espoir… Cet
incendie nous ruine peut-être ; que m'importe, puisque mes
enfants et mon mari sont sauvés !
C'est d'un air d'impatience dédaigneuse que le docteur Seignebos
assistait à ces préliminaires inévitables. Les autres, M.
Séneschal, le procureur de la République, les deux servantes, même,
avaient peine à maîtriser leur émotion. Lui haussait les épaules et
grommelait entre les dents :
– Formalités ! Subtilités ! Puérilités !
Après avoir retiré, essuyé et remis sur son nez ses lunettes
d'or, il s'était assis devant la table boiteuse de la pauvre
chambre, et il comptait et alignait, dans une écuelle, les quinze
ou vingt grains de plomb qu'il avait extraits des blessures du
comte de Claudieuse.
Mais, sur les derniers mots de la comtesse, il se leva et, d'un
ton bref, s'adressant à M. Galpin-Daveline :
– Maintenant, monsieur, dit-il, vous me rendez mon malade, sans
doute ?
Offensé – on l'eût été à moins –, le juge d'instruction fronça
le sourcil, et froidement :
– Je sais, monsieur, dit-il, l'importance de votre besogne, mais
ma tâche n'est ni moins grave ni moins urgente.
– Oh !…
– Par conséquent, vous m'accorderez bien cinq minutes encore,
monsieur le docteur…
– Dix si vous l'exigez, monsieur le juge. Seulement, je vous
déclare que chaque minute qui s'écoule désormais peut compromettre
la vie du blessé.
Ils s'étaient rapprochés et, la tête rejetée en arrière, ils se
toisaient avec des yeux où éclatait la plus violente animosité.
Allaient-ils donc se prendre de querelle au chevet même de M. de
Claudieuse ?
La comtesse dut le craindre, car, d'un accent de reproche :
– Messieurs, prononça-t-elle, messieurs, de grâce…
Peut-être son intervention n'eût-elle pas suffi, si M. Séneschal
et M. Daubigeon ne se fussent entremis, chacun s'adressant en même
temps à l'un des adversaires.
Des deux, M. Galpin-Daveline était encore le plus obstiné ;
car, en dépit de tout, reprenant la parole :
– Je n'ai plus, monsieur, dit-il à M. de Claudieuse, qu'une
question à vous adresser : où et comment étiez-vous placé ? Où
et comment pensez-vous qu'était placé l'assassin au moment du
crime ?
– Monsieur, répondit le comte d'une voix évidemment fatiguée,
j'étais, je vous l'ai dit, debout, sur le seuil de ma porte,
faisant face à la cour. L'assassin devait être posté à une
vingtaine de pas, sur ma droite, derrière une pile de fagots.
Ayant écrit la réponse du blessé, le juge se retourna vers le
médecin.
– Vous avez entendu, monsieur, lui dit-il. C'est à vous
maintenant à fixer la prévention sur ce point décisif : à quelle
distance était le meurtrier lorsqu'il a fait feu ?
– Je ne suis pas devin, répondit brutalement le médecin.
– Ah ! prenez garde, monsieur, insista M. Galpin-Daveline,
la justice, dont je suis ici le représentant, a le droit et les
moyens de se faire respecter. Vous êtes médecin, monsieur, et la
médecine est arrivée à répondre d'une façon presque mathématique à
la question que je vous pose…
M. Seignebos ricanait.
– Vraiment, la médecine est arrivée à ce prodige ! fit-il.
Quelle médecine ? La médecine légale, sans doute, celle qui
est à la dévotion des parquets et à la discrétion des présidents
d'assises…
– Monsieur !…
Mais le médecin n'était pas d'un naturel à supporter un second
échec.
– Je sais ce que vous m'allez dire, poursuivit-il
tranquillement. Il n'est pas un manuel de médecine légale qui ne
tranche souverainement le problème dont il s'agit. Je les ai
étudiés, ces manuels, qui sont vos armes à vous autres, messieurs
les magistrats instructeurs. Je connais l'opinion de Devergie et
celle d'Orfila, et celle encore de Casper, de Tardieu et de Briant
et Chaudey… Je n'ignore pas que ces messieurs prétendent décider à
un centimètre près la distance d'où un coup de fusil a été tiré. Je
ne suis pas si fort. Je ne suis qu'un pauvre médecin de campagne,
moi, un simple guérisseur… Et, avant de donner une opinion qui peut
faire tomber la tête d'un pauvre diable, la tête d'un innocent,
peut-être, j'ai besoin de réfléchir, de me consulter, de recourir à
des expériences.
Il avait si évidemment raison quant au fond, sinon quant à la
forme, que M. Galpin-Daveline se radoucit.
– C'est à titre de simple renseignement, monsieur, dit-il, que
je vous demande votre avis. Votre opinion raisonnée et définitive
fera nécessairement l'objet d'un rapport motivé.
– Ah !… comme cela…
– Veuillez donc me communiquer officieusement les conjectures
que vous a inspirées l'examen des blessures de monsieur de
Claudieuse.
D'un geste prétentieux, M. Seignebos rajusta ses lunettes.
– Mon sentiment, répondit-il, sous toutes réserves, bien
entendu, est que monsieur de Claudieuse s'est parfaitement rendu
compte des faits. Je crois volontiers que l'assassin était embusqué
à la distance qu'il indique. Ce que je puis affirmer, par exemple,
c'est que les deux coups de fusil ont été tirés de distances
différentes, l'un de beaucoup plus près que l'autre, et la preuve,
c'est que si l'un d'eux, celui de la hanche, a, comme disent les
chasseurs, « écarté » légèrement, l'autre, celui de l'épaule, a
presque « fait balle »…
– Mais on sait à combien de mètres un fusil fait balle,
interrompit M. Séneschal, qu'agaçait le ton dogmatique du
docteur.
M.
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