Mary Millward, elle, refusa obstinément de se joindre à nous, ainsi que Robert Wilson. Ma mère essaya vainement de l’entraîner et s’offrit même comme partenaire.
Nous nous passâmes facilement d’eux et étions assez nombreux pour un quadrille, auquel nous ajoutâmes quelques danses populaires. Ces plaisirs nous amenèrent jusqu’aux petites heures de la nuit et je demandai à notre violoniste de nous jouer une valse. Comme je me disposais à enlacer Eliza et que Lawrence et Jane Wilson, ainsi que Fergus et Rose, s’apprêtaient à tournoyer délicieusement, Mr Millward nous interrompit :
— Non, non, je n’autorise pas cette danse en ma présence! Viens, ma fille, il est grand temps de rentrer.
— Je t’en prie, papa, supplia Eliza.
— Il est grand temps, très grand temps. De la modération en toutes choses, ma fille ! Que tous les hommes sachent que tu sais où t’arrêter !
Pour me venger, je suivis Eliza dans le corridor mal éclairé, sous prétexte de l’aider à mettre son châle, mais en réalité pour lui voler un baiser pendant que son père s’emmitouflait dans un énorme cache-nez. Mais hélas, ma mère me suivait de près ! Dès que nos hôtes furent partis, elle se lança dans un long sermon qui refroidit quelque peu les rêves de mon imagination surexcitée et termina désagréablement la soirée si bien commencée.
— Mon cher Gilbert, dit-elle, pourquoi fais-tu cela? Tu sais comme je pense souvent à ton avenir, tu sais que je t’aime et t’admire plus que tout au monde et comme j’aimerais te voir bien marié, mais tu sais aussi que je veux pour toi mieux que cette fille – ou que n’importe quelle autre du voisinage. Je ne sais pas ce que tu peux voir en elle. Elle n’a aucune fortune ; cela est sans grande importance pour moi, mais elle manque aussi de beauté, d’intelligence et de cœur. Tu n’y penserais même pas si tu savais, comme moi, ce que tu vaux. Prends patience et regarde autour de toi. Crois-moi, si tu t’attaches à cette fille, tu le regretteras plus tard, lorsque tu en rencontreras d’autres qui lui seront de loin supérieures. Crois-moi, mon garçon !
— De grâce, maman ! Je déteste les sermons ! Je ne vais pas me marier demain, je t’assure ! Mais, seigneur! ne puis-je m’amuser un peu?
— Oui, mais pas de cette manière. Tu ne devrais vraiment pas agir de la sorte. Si elle était sérieuse, tu lui ferais grand tort, mais elle n’est qu’une adroite petite effrontée,
comme chacun sait. Et elle te prendra dans ses filets sans que tu le saches. Si tu l’épouses, tu me briseras le cœur, Gilbert – il faut donc que cela finisse.
— Ne pleure pas, maman, je t’en prie, dis-je, car ses yeux étaient pleins de larmes ; voilà un baiser pour te faire oublier celui que j’ai donné à Eliza ; ne la critique pas tant et dors en paix. Je te promets que jamais, enfin… je te promets de réfléchir avant de prendre une décision qui pourrait te déplaire.
En disant cela, j’allumai ma chandelle et j’allai au lit, passablement refroidi.
5
Tout le mois s’écoula presque avant que, pour obéir aux prières répétées de Rose, je ne l’accompagne à Wildfell Hall. Nous fûmes assez surpris d’être introduits dans une pièce qui était visiblement un atelier ; un chevalet s’y dressait, près d’une table garnie de rouleaux de toile, de pinceaux, d’une palette, d’huiles, de vernis et de couleurs. Une série de dessins, plus ou moins avancés, s’alignait le long des murs ainsi que quelques tableaux achevés, surtout des paysages et des portraits.
— Je dois vous recevoir dans mon studio, dit Mrs Graham. Il n’y a pas de feu allumé dans le salon aujourd’hui, et il fait vraiment trop froid pour que je vous invite à vous asseoir devant une grille vide.
Elle débarrassa deux chaises encombrées et nous pria de nous asseoir tandis qu’elle se dirigeait vers son chevalet – elle ne se mit pas exactement devant lui mais jetait de temps à autre un regard vers le tableau, ou y ajoutait quelques touches de couleur comme s’il lui était impossible d’abandonner tout à fait l’œuvre commencée pour se consacrer à ses visiteurs. La toile représentait Wildfell Hall, à une heure matinale; le manoir, vu des champs, se dressait, noir sur un ciel d’un bleu argenté, parfois griffé de rouge ; le paysage était fidèlement rendu, le dessin très artistique et élégant.
— Je vois que vous mettez toute votre âme dans votre travail, Mrs Graham, fis-je remarquer. Ne vous interrompez pas pour nous, je vous en prie. Nous nous sentirions trop gênés si notre intrusion devait vous empêcher de continuer ce tableau.
— Mais non, répondit-elle en jetant son pinceau sur la table comme si elle comprenait tout à coup son manque de politesse. Les visites sont si rares que je veux profiter de la vôtre pour me distraire de mon travail.
— Ce tableau est presque terminé, dis-je en m’approchant pour le regarder de plus près et en cherchant à dissimuler mon admiration. Quelques retouches au premier plan et il sera parfait. Mais pourquoi l’appeler Fernley Manor, Cumberland? demandai-je en remarquant les mots qu’elle avait tracés en petits caractères au bas de la toile.
Lorsque je la vis rougir et hésiter, je compris mon impertinence. Après un moment de silence, elle répondit avec une sorte de franchise désespérée :
— Parce que j’ai des amis… ou plutôt des relations… auxquels je désire cacher ma résidence actuelle. Ils pourraient voir ce tableau et reconnaître mon style bien que je le signe de fausses initiales; je préfère donc donner un faux nom à ce paysage pour les écarter tout à fait.
— Vous ne garderez donc pas ce tableau? dis-je, désireux de changer le sujet de la conversation.
— Je ne puis me permettre de peindre pour mon plaisir.
— Maman expédie tous ses tableaux à Londres, dit Arthur ; quelqu’un les vend pour elle et nous envoie l’argent.
Comme je regardais les autres dessins, je remarquai une esquisse de Lindenhope, vu du haut de la colline; une autre représentait le vieux manoir baigné dans
la brume ensoleillée d’un calme après-midi d’été ; et un petit tableau représentait un enfant pensif qui se penchait avec une profonde tristesse sur les fleurs qui se fanaient dans ses mains ; le tableau était frappant de vie avec son fond de collines et de champs d’automne surmontés d’un morne ciel chargé de nuages.
— Je manque vraiment de sujets, observa la belle artiste. J’ai déjà peint le vieux manoir baigné dans le clair de lune et je suppose que je devrai le peindre une fois encore sous la neige et peut-être une fois de plus au crépuscule sous un ciel chargé de nuages. Je ne vois vraiment rien d’autre dans les environs ; on m’a raconté que je pourrais avoir un joli point de vue sur la mer.
1 comment