Est-ce vrai? Peut-on y arriver sans voiture?
— Oui, si vous pouvez faire une marche de quatre miles environ, un peu moins de huit miles aller et retour; la route est mauvaise et assez fatigante.
— Dans quelle direction?
J’essayai de lui indiquer la route à suivre, les allées et les sentiers, les champs qu’il faudrait traverser d’abord en ligne droite, puis en tournant à droite, puis à gauche, mais elle m’interrompit :
— Arrêtez ! ne m’en dites pas plus maintenant, j’aurai tout oublié lorsqu’il fera assez bon pour cette excursion; il faudra attendre le printemps, je vous demanderai de m’expliquer tout cela plus tard. Nous avons encore tout l’hiver devant nous et…
Elle s’interrompit en étouffant une exclamation de surprise et se leva en disant : « Excusez-moi un instant. » Elle quitta vivement la pièce en fermant la porte derrière elle.
Curieux, je me penchai à la fenêtre pour voir ce qui avait pu l’inquiéter de la sorte car j’avais remarqué son regard fixé sur le jardin. J’aperçus le pan d’un manteau
d’homme derrière un épais buisson de houx croissant entre la fenêtre et le porche d’entrée.
— C’est l’ami de maman, dit Arthur.
Je regardai Rose qui murmura :
— Je ne sais vraiment que penser d’elle.
L’enfant la fixa d’un air à la fois grave et surpris. Elle lui parla aussitôt d’autre chose pendant que je regardais les tableaux pour me distraire. J’en découvris un dans un coin obscur; c’était le portrait d’un jeune enfant assis dans l’herbe, les genoux couverts de fleurs. Les immenses yeux bleus et les traits fins du modèle rappelaient assez le jeune gentleman qui se trouvait devant moi pour que je devine que j’admirais un portrait d’enfant d’Arthur Graham. Une masse de boucles châtain clair tombait sur le front qu’il penchait vers le trésor entassé sur ses genoux.
En levant ce tableau pour le porter vers la lumière, j’en découvris un autre, tourné contre le mur. Je me permis de le retourner. C’était le portrait d’un homme dans toute la force de la jeunesse ; il était très beau et assez bien exécuté; mais il était visible que si l’artiste était la même, le tableau devait être assez ancien ; le dessin était beaucoup plus détaillé, et manquait de cette fraîcheur de coloris et de cette aisance qui m’avait si agréablement surpris lorsque j’avais admiré les autres toiles. Je l’examinai cependant avec un intérêt très vif ; les traits et l’expression étaient si personnels qu’il était évident que le portrait devait être ressemblant. Les yeux bleus qui regardaient le spectateur étaient pleins de drôlerie – l’on s’attendait presque à les voir se plisser en un clin d’œil impertinent; les lèvres – peut-être un peu trop voluptueuses – semblaient prêtes à sourire ; une paire de moustaches rousses embellissaient ses joues colorées; les cheveux châtains, brillants et bouclés, descendaient trop bas sur le front et
permettaient de supposer que leur propriétaire était plus fier de sa beauté que de son intelligence, et pourtant il n’avait pas l’air d’être idiot.
Je tenais ce portrait depuis à peine deux minutes lorsque la jeune artiste revint dans la pièce.
— C’était quelqu’un qui venait voir les tableaux, dit-elle pour s’excuser de son brusque départ ; je lui ai demandé d’attendre.
— Je crains que vous me trouviez bien impertinent car je me suis permis de retourner ce tableau qui était caché dans un coin, mais puis-je vous demander…
— C’est plus que de l’impertinence, sir. Il est inutile de poser des questions à ce sujet car je refuserai de répondre, répondit-elle en tentant d’adoucir la brusquerie de sa réponse par un sourire; ses joues rouges et ses yeux brûlants montraient assez combien elle était fâchée.
— Je voulais simplement savoir si vous l’aviez peint vous-même, dis-je d’un ton boudeur en lui rendant la toile. Elle me l’arracha presque des mains et la remit dans le coin obscur, face au mur, puis elle plaça encore quelques tableaux pour bien le dissimuler et se retourna vers moi en riant.
Mais je ne me sentais plus d’humeur à plaisanter et je me tournai vers la fenêtre pour regarder le jardin morne et désolé et laisser Mrs Graham en conversation avec Rose. Après quelques minutes, je prévins ma sœur qu’il était temps de partir, je serrai la main du petit garçon, m’inclinai froidement vers notre hôtesse et me dirigeai vers la porte. Mais, après avoir dit adieu à Rose, elle me tendit la main, me sourit plutôt gentiment en disant d’une voix douce :
— Ne laissez pas le soleil se coucher sur votre amertume, Mr Markham. Je m’excuse de vous avoir blessé par ma brusquerie.
Il est évidemment impossible de couver sa colère lorsqu’une dame vous fait des excuses; nous nous séparâmes donc bons amis et, cette fois, ma poignée de main fut vraiment cordiale.
6
Pendant les quatre mois qui suivirent, je ne rendis pas visite à Mrs Graham et elle n’eut pas le temps de venir chez nous, mais les langues allaient bon train à son sujet et nos relations progressaient lentement mais sûrement. Je n’écoutais que très distraitement les bavardages de ma mère; j’appris cependant que, par une claire journée de gel, la dame du manoir s’était rendue chez le pasteur, accompagnée de son fils, mais que seule miss Millward était à la maison ce jour-là. Elles avaient longuement bavardé et s’étaient quittées avec le désir très vif et réciproque de se revoir. Mary aimait les enfants et toutes les mamans affectueuses sont heureuses lorsqu’on admire leurs chers trésors.
Moi aussi je la rencontrais parfois quand elle venait à l’église et lorsque, tenant son fils par la main, elle se promenait dans les collines. Certains jours, ils faisaient une longue promenade dont le but était fixé d’avance ou bien ils se promenaient dans les moors ou les pâturages qui entourent le manoir. Elle avait toujours un livre à la main et son fils gambadait près d’elle. Lorsque, me promenant à pied ou à cheval, je l’apercevais de loin, je m’arrangeais pour que nos routes se croisent, car j’aimais la voir et lui parler et j’étais toujours heureux de bavarder avec son petit compagnon. Dès que j’eus brisé la carapace de
timidité qui le protégeait des étrangers, l’enfant se révéla aimable, intelligent et amusant et nous devînmes très vite d’excellents amis. Je ne puis dire jusqu’à quel point sa mère appréciait cette intimité ; je pense qu’au début elle tenta de refroidir l’enthousiasme de son fils, d’étouffer la flamme de notre amitié naissante, mais comme elle finit par comprendre que, malgré ses préjugés à mon égard, j’étais parfaitement inoffensif et même fort bien disposé et que la compagnie de mon chien et même la mienne apportaient beaucoup de plaisir à son fils, elle abandonna la lutte et m’accueillit même avec un sourire de bienvenue.
Arthur, lui, me saluait de loin et courait vers moi dès qu’il m’apercevait. Lorsque j’étais à cheval, il faisait un petit galop avec moi et lorsqu’une des bêtes de la ferme était en vue, je l’aidais à l’enfourcher; il pouvait se promener en toute sécurité sur ces chevaux plus calmes. Sa mère marchait toujours à nos côtés; je pense qu’elle veillait surtout à ce que je n’aie aucune mauvaise influence sur l’esprit de l’enfant, car elle le surveillait toujours et l’obligeait à jouer sous ses yeux. Elle préférait le voir galoper et jouer avec Sancho ; tandis que nous cheminions côte à côte, elle semblait parfaitement contente et je ne pouvais m’imaginer que seul le plaisir de ma compagnie la rendait heureuse – parfois cependant je me faisais quelques illusions à ce sujet – elle se réjouissait surtout de voir son fils se livrer à des jeux violents; privé de compagnons de son âge, il avait trop rarement l’occasion de pratiquer des sports qui eussent fortifié son tempérament délicat. Je pense aussi qu’elle aimait mieux que je ne sois pas seul avec son fils et, de ce fait, incapable de lui faire le moindre mal, volontairement ou non.
Je crois pourtant, que certains jours, elle trouvait quelque plaisir à bavarder avec moi ; par une claire matinée du mois
de février, alors que nous nous promenions au cœur des moors, elle se dépouilla d’une partie de sa réserve pour discourir avec éloquence sur des sujets qui me tenaient à cœur ; elle me parut très belle ce jour-là et je rentrai à la ferme enchanté et heureux; en chemin, je me surpris à penser qu’il serait sans doute plus agréable de passer ses jours aux côtés d’une femme comme elle plutôt qu’en compagnie d’Eliza Millward et ce faisant je rougis (en pensée) de mon infidélité.
En entrant dans le salon, j’y trouvai Eliza, seule avec Rose. Je n’en fus pas aussi heureux que j’aurais dû l’être.
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