Nous bavardâmes pendant très longtemps mais je la trouvais un peu frivole, et même insipide, comparée à Mrs Graham, plus sérieuse et plus mûre. Tant pis pour la fidélité de l’homme !
« Puisque ma mère ne désire pas que j’épouse Eliza, pensai-je, il faut que cette jeune personne perde toute illusion à ce sujet. Si je reste dans cet état d’esprit, il me sera moins difficile de me soustraire à son doux mais persistant esclavage ; mais comme ma mère verra sans doute autant d’inconvénients à un mariage avec Mrs Graham, je puis tenter, comme le font les médecins, de guérir le mal par le mal. »
J’étais presque sûr de ne pas devenir sérieusement amoureux de la jeune veuve, mais je pouvais rechercher une compagnie qui me procurait un plaisir incontestable. Elle ne risquait pas de m’aimer et si sa personnalité était assez brillante pour éteindre celle d’Eliza, je ne pouvais que m’en réjouir. Mais j’en doutais fort.
Dès lors, chaque fois que le temps était beau, je me dirigeais vers Wildfell dans l’espoir de la rencontrer. Je savais à peu près à quelle heure elle quittait son ermitage. Mais j’arrivais souvent trop tard, ou trop tôt, car elle changeait l’heure et le but de ses promenades, si souvent, que
je pouvais m’imaginer qu’elle cherchait à éviter ma compagnie avec autant d’ardeur que j’en mettais à rechercher la sienne; mais j’écartais vite cette impression par trop désagréable.
Un jour, au mois de mars, par un clair et calme après-midi, je surveillais l’ouvrier qui passait le rouleau sur les prairies, et celui qui réparait la haie, lorsque j’aperçus Mrs Graham, au bord du ruisseau ; un carnet de croquis à la main, elle était absorbée par son passe-temps favori; Arthur construisait des barrages et des écluses dans le ruisseau parsemé de grosses pierres, pour s’amuser. Un tel hasard ne pouvait être négligé et je bénis cette occasion de me distraire. Je me dirigeai donc rapidement vers le ruisseau, abandonnant avec plaisir haie et prairie ; mais Sancho était encore plus rapide que moi ; dès qu’il aperçut son jeune camarade de jeux, il partit à fond de train et se jeta sur lui avec tant de joyeuse impétuosité qu’il jeta presque l’enfant dans l’eau; les pierres le sauvèrent heureusement d’une baignade imprévue et il ne dut pas trop souffrir de sa chute car il se mit à rire aux éclats.
Mrs Graham faisait une étude approfondie des différentes variétés d’arbres et copiait d’un crayon délicat toutes leurs ramifications dénudées par l’hiver. Elle ne parla pas beaucoup mais je me tins debout derrière elle et j’observai les traits de son crayon; c’était pour moi un véritable plaisir de suivre les mouvements experts de ses jolis doigts de femme. Mais son habileté sembla se ralentir, ses doigts hésitèrent, légèrement tremblants, tracèrent quelques lignes maladroites et finalement s’arrêtèrent tandis qu’elle levait les yeux vers moi en riant et en disant que ma présence semblait faire tort à la qualité de son dessin.
— Dans ce cas, j’irai parler à Arthur pendant que vous le terminez, dis-je.
— J’aimerais monter un cheval, Mr Markham, si maman le permet, dit l’enfant.
— Où vois-tu un cheval, mon garçon?
— Là-bas, dans ce champ, répondit-il en désignant la solide jument noire qui tirait le rouleau.
— Non, non, Arthur, c’est trop loin, dit sa mère.
Mais je promis de le ramener sain et sauf après quelques tours de prairie ; elle regarda son visage brillant de plaisir, sourit et nous laissa partir. C’était la première fois qu’elle me permettait de l’emmener à quelque distance d’elle.
Fier comme un roi sur son immense monture, il parcourait d’un pas solennel le champ en pente raide et était l’incarnation de la joie la plus pure. Le dessin fut rapidement mené à bonne fin ; mais lorsque je ramenai le fier cavalier à sa mère, elle sembla trouver que je l’avais retenu trop longtemps. Elle avait fermé son carnet d’esquisses et nous attendait sans doute depuis quelques minutes.
Elle nous assura qu’il était grand temps de rentrer et se disposait à me dire bonsoir, mais je n’avais pas l’intention de la laisser partir si vite et je l’accompagnai vers la colline. Elle devint plus sociable et je commençais à me sentir très heureux ; mais comme nous arrivions en vue du vieux manoir, elle s’arrêta comme pour me faire comprendre que je devais les quitter et arrêter là notre conversation ; il était tard en effet, et la fraîche vesprée tirait à sa fin ; le soleil s’était couché ; la pleine lune brillait sur le gris pâle du ciel, mais c’était presque un sentiment de compassion qui me retenait à ses côtés. Il m’était dur de penser qu’elle allait vers ce home solitaire et sans confort qui se dressait, silencieux et lugubre devant nous. Seule une faible lueur rougeoyait à une fenêtre du rez-de-chaussée, toutes les autres étaient sombres, car elles étaient sans vitres.
— Ne trouvez-vous pas cet endroit trop isolé? dis-je après un moment de contemplation silencieuse.
— Parfois, dit-elle, les soirs d’hiver, lorsqu’Arthur est couché et que je suis assise seule, j’entends le vent gémir et hurler dans les vieilles chambres en ruine et même les livres ne peuvent chasser mes idées noires, et toutes sortes d’appréhensions se précipitent vers moi… mais c’est folie de se laisser aller à de telles faiblesses, n’est-ce pas? Si une telle vie peut satisfaire Rachel, pourquoi me plaindrai-je? Je ne puis que remercier le ciel d’avoir trouvé un tel refuge, et espérer qu’on ne me l’enlève pas.
La dernière phrase avait été prononcée un ton plus bas, comme si elle s’adressait à elle-même, plutôt qu’à moi. Elle me dit ensuite bonsoir et s’éloigna.
J’avais à peine parcouru quelques mètres lorsque j’aperçus Mr Lawrence, monté sur son fin poney gris, qui montait l’allée mal tracée qui franchit la colline. Je m’écartai légèrement du chemin qui me ramenait à la maison pour le saluer, car nous ne nous étions plus vus depuis quelque temps.
— Je crois vous avoir vu parler avec Mrs Graham, dit-il, après les premiers échanges de politesse.
— Oui.
— Hum ! Je le pensais.
Il regardait fixement la crinière de son cheval comme s’il avait quelque chose à lui reprocher, à lui ou à quelqu’un d’autre.
— Cela vous gêne?
— Oh ! non, répondit-il. Je croyais que vous ne l’aimiez pas, ajouta-t-il calmement, tandis que ses lèvres aristocratiques formaient un sourire presque sarcastique.
— Supposons que j’aie dit cela, un homme ne peut-il changer d’avis?
— Oui, bien certainement, répliqua-t-il en démêlant une boucle de la luxuriante crinière de sa monture.
Puis, il leva brusquement vers moi le regard de ses doux yeux bruns et ajouta :
— Vous avez donc changé d’avis?
— Pas exactement. Non… mon opinion n’a pas changé, elle s’est légèrement améliorée.
— Oh !
Il regarda autour de lui comme pour trouver un autre sujet de conversation ; et, levant les yeux vers la lune, il fit quelques remarques parfaitement banales sur la beauté de la soirée.
— Lawrence, dis-je froidement en le regardant bien en face, êtes-vous amoureux de Mrs Graham?
Il ne parut pas trop offensé par ma question plutôt indiscrète; après un premier mouvement de surprise, il réprima un éclat de rire et parut hautement amusé par cette idée.
— Amoureux d’elle ! répéta-t-il. Qu’est-ce qui peut vous faire supposer cela?
— Vous semblez prendre un intérêt exagéré à mes relations avec elle. Je pensais que vous étiez peut-être jaloux.
— Jaloux? non. Mais je pensais que vous deviez épouser Eliza Millward?
— Vous vous trompez ; je ne vais épouser ni l’une ni l’autre… pour autant que je sache.
— Alors je pense que vous feriez mieux de les laisser tranquilles.
— Allez-vous épouser Jane Wilson?
— Non, je ne pense pas, dit-il en rougissant et en triturant la crinière de son poney.
— Alors vous feriez mieux de la laisser tranquille !
Il aurait pu répondre : « si elle voulait me laisser tranquille »… Il ne dit rien et eut l’air très sot pendant
quelques secondes puis tenta à nouveau de détourner la conversation. Cette fois, je le laissai faire car il en avait supporté assez ; un mot de plus aurait fait déborder le vase.
Je fus en retard pour le thé ; ma mère avait gentiment gardé le thé et les muffins au chaud et, quoiqu’elle me grondât légèrement, elle admit mes excuses; lorsque je me plaignis que le thé était trop amer, elle versa le restant et demanda à Rose d’en mettre du frais dans la théière et de mettre l’eau à bouillir; ce qu’elle fit, non sans beaucoup de bruit et de commentaires malveillants.
— Si moi j’étais rentrée si tard, je n’aurais pas eu de thé du tout; Fergus, lui, aurait dû se contenter de ce qui restait et en être reconnaissant; mais pour monsieur, rien n’est assez bon. Il en a toujours été ainsi ; qu’il y ait seulement quelque bon morceau à table et maman me fait signe de le laisser pour toi ; si je n’obéis pas, elle murmure: « Ne mange pas tant, Rose ; Gilbert aimera cela pour souper»… Je ne compte pour rien ici. Lorsque nous sommes au salon, l’après-midi, elle dira : « Mets ton ouvrage dans l’armoire, Rose, que tout soit en ordre lorsque tes frères rentreront, et ranime le feu, Gilbert aime qu’il flambe. » À la cuisine, c’est le même refrain: « Fais un gros pâté, Rose, les garçons seront sûrement affamés – et ne mets pas tant de poivre, ils n’aiment pas cela… ne mets pas tant d’épices dans le pudding, Gilbert le préfère au naturel… ne mets pas tant de raisins, Fergus n’aime pas cela… » Et si je réponds que je les aime moi, on me dit de ne pas être égoïste. Et on ajoute : « Tu dois savoir, Rose, qu’il faut penser à deux choses pour être une bonne ménagère : connaître les bonnes recettes et savoir ce que les hommes de la maison préfèrent… les femmes mangeront n’importe quoi. »
— Je suis certaine que Gilbert pense que ce sont là de très bons principes, dit ma mère.
— Très agréables pour nous, en tout cas, répondis-je, mais si tu veux vraiment me faire plaisir, maman, tu dois penser un peu plus à ton propre confort… quant à Rose, elle se défendra bien toute seule ! Et lorsque, par hasard, elle se sacrifiera pour nous, elle aura soin de me le faire savoir. Mais je pourrais devenir un monstre d’égoïsme et d’insouciance à force d’être gâté et entouré de tant de prévenances. Si Rose ne se donnait pas la peine de m’ouvrir les yeux de temps à autre, je ne saurais jamais tout ce que je te dois et j’accepterais toutes tes gentillesses comme si elles m’étaient dues.
— Ah ! Gilbert ! tu le sauras lorsque tu seras marié! Lorsque tu auras épousé une petite sotte vaniteuse qui ne pense qu’à son propre plaisir comme Eliza Millward ou une femme obstinée et sans jugeotte comme Mrs Graham qui ne connaît même pas les principaux devoirs d’une femme et qui emploie son intelligence à tout autre chose… oui, alors seulement tu comprendras.
— Je l’aurai bien mérité, maman; on n’est pas sur la terre simplement pour mettre la bonne volonté d’autrui à l’épreuve, n’est-ce pas? Lorsque je serai marié, j’éprouverai plus de joie à rendre ma femme heureuse qu’à me laisser gâter; j’aimerai mieux donner que recevoir.
— Tu dis des bêtises, mon garçon! Ce sont des idées de jeune homme.
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