Ses disparitions et ses retours à toute heure du jour ou de la nuit, l’état effrayant de ses nerfs, ses propos déchaînés, ses crises de repentir, alternent avec celles de delirium tremens et secouent durement le presbytère, apportant quelque chose de l’enfer entre ces murs déjà si sévères. Branwell est l’éclair flamboyant, le remords sur le portrait célèbre qu’il peignit de ses trois sœurs et que son père effaça à la térébenthine à la suite d’une querelle, comme l’opium, l’alcool et les plaisirs finiront par l’effacer de leurs vies.

L’enfant chéri du pasteur, au centre de toutes les fictions de ses sœurs, deviendra celui des Brontë dont on ne parle pas. C’est pourtant sa trajectoire déjetée qui incendie les histoires de ses sœurs. Au cœur des Hauts de Hurlevent et de Jane Eyre sous les traits de Heathcliff et de la folle de Rochester qui met le feu à la maison, c’est bien lui que l’on retrouve dans La Dame du manoir de Wildfell Hall, mi-Huntington mi-Markham. Si Charlotte le juge et si Emily, que les lois morales indiffèrent, est sans doute la plus à même de comprendre, Anne, toujours plus lucide, se sent trahie et déroutée par son frère. Ulcérée par un tel gâchis, elle lui répond dans ce roman. À la puissance romanesque de Charlotte et à celle, romantique, d’Emily, elle oppose un esprit direct et une forme de révolte réaliste et réformatrice. À la recherche du sens avant toute chose, elle place les uns et les autres devant la logique de leurs choix. Si jeune et inexpérimentée qu’elle soit, elle s’élève avec force et logique contre les préjugés de son temps. C’est là toute la cohérence de son œuvre, étalée sur trois ans, qui la mène du charmant et incisif Agnès Grey à la scandaleuse et tourmentée Dame du manoir de Wildfell Hall.

Le roman, plus complexe, dense et ambitieux que le précédent, se compose de multiples intrigues. Il se divise en deux parties, dont l’une s’enchâsse dans l’autre sous la forme d’un journal féminin. Structure en insert d’autant plus intéressante qu’elle s’accompagne d’un changement de narrateur. Arthur Huntington, le personnage central, est drôle, charmant et intelligent. Son seul ennemi est un narcissisme enfantin qui dévore sa vie peu à peu, le transformant en mari abusif et alcoolique. Boisson, opium, cynisme, débauche, effacement des frontières morales sont les principaux ingrédients de l’intrigue.

Helen, la jeune épouse de Huntington, est au fond la véritable héroïne – et le véritable scandale – du roman. Elle représente la réponse d’Anne à la société de son temps. Soumise et résignée, elle continue d’abord de servir son mari avec douceur, malgré ses mauvais traitements. Et c’est pour protéger leur jeune fils de son influence qu’elle finit par quitter le foyer conjugal, en violation de toutes les conventions sociales, mais aussi de la loi anglaise. À cette époque, une femme mariée séparée de son mari n’avait pas d’existence indépendante. Tous ses revenus appartenaient juridiquement à celui-ci. Elle ne pouvait ni posséder des biens, ni intenter une action en divorce, ni conserver la garde de ses enfants.

Helen Huntington, pourtant, refuse de plier. Elle s’enfuit et s’installe seule avec son fils, vivant du produit de ses tableaux. Il était alors proprement inconcevable de faire l’apologie d’une telle situation. Or, l’héroïne d’Anne Brontë ne s’en tient pas là. Dès le début du livre, sûre d’elle, elle tient tête à Mrs Graham, une des matrones les plus respectées de la paroisse, au sujet de l’éducation des enfants. Le pasteur arrive bientôt en renfort de tous les préjugés. L’entêtement « bien peu féminin » d’Helen présage mal le bonheur de son prochain époux et, aux recettes de cuisine et de discrétion qu’on lui expose patiemment, elle répond en mettant froidement en doute le bien-fondé de la différence d’éducation entre garçons et filles…

 

Publié en juin 1848 sous le pseudonyme d’Acton Bell, La Dame du manoir de Wildfell Hall connaît un immense succès. En six semaines, le livre se trouve épuisé. Son réalisme et son ton de vérité inhabituel lui valent d’être considéré comme un roman des plus choquants. Anne Brontë y dépeint des scènes de cruauté mentale et physique préfigurant le divorce légitime. Sa peinture précise de l’alcoolisme et de la débauche heurte profondément une société qui ne sait, au fond, de l’homme débauché ou de sa femme entrée en rébellion, artiste indépendante violant les lois sociales du pays, qui est le plus scandaleux.