« Le claquement de la porte de chambre d’Helen Huntington au nez de son mari résonne à travers toute l’Angleterre victorienne», dira en 1913 May Sinclair, auteur, critique et suffragette.

En juillet 1848, pour mettre fin aux rumeurs qui prétendent qu’Acton, Ellis et Curer Bell, pseudonymes sous lesquels les trois sœurs Brontë ont fait paraître leurs précédents ouvrages, ne seraient qu’une seule et même personne, Charlotte et Anne viennent à Londres rencontrer leur éditeur. Apprenant l’identité féminine de l’auteur de La Dame du manoir de Wildfell Hall, de nombreux critiques et piliers de la société se retournent contre Anne Brontë. Si certains louent la puissance et l’impact de son écriture, d’autres l’accusent d’obscénité et, du fait de la justesse de ses personnages, lui reprochent de faire l’apologie de la dissipation. La North American Review juge Gilbert Markham, le premier narrateur, « jaloux, ombrageux, lunatique, vindicatif et même brutal ». Helen apparaît comme un esprit fort, manquant cruellement de vertus féminines aimables. Le lecteur d’Acton Bell, conclut l’auteur de l’article, n’élargira pas ses vues du genre humain, mais se trouvera confronté à son pire visage, « littéralement et logiquement énoncé». D’autres journaux déplorent son goût morbide pour la brutalité vulgaire. Un article du Sharpe’s London Magazine met en garde ses lecteurs, et particulièrement les femmes, contre « un langage inconcevablement cru et des scènes révoltantes ».

En réponse à ce tapage médiatique, Anne profite de l’immédiate réimpression de son livre pour stipuler clairement ses intentions. « Lorsqu’il faut en venir au vice et aux tempéraments vicieux, écrit-elle, je maintiens que le mieux est de les dépeindre tels qu’ils sont réellement, plutôt que de la façon dont ils voudraient apparaître. Représenter une mauvaise chose dans sa lumière la moins offensante est sans doute le cours le plus agréable à suivre pour un auteur de fiction, mais est-il le plus honnête ou le plus sûr ? Vaut-il mieux révéler les pièges et embûches de la vie aux jeunes et aux étourdis, ou les couvrir de branches et de fleurs? Ô lecteur! S’il y avait moins de ces délicates dissimulations de faits, ce murmure de paix où il n’y en a pas, il y aurait bien moins de péché et de misère pour les jeunes des deux sexes qui en sont réduits à exprimer leurs plus amères leçons de l’expérience. Si je puis empêcher la chute d’un jeune homme trop léger ou d’une jeune fille trop étourdie, alors je n’aurais pas écrit en vain.

Je suis convaincue que lorsqu’un livre est bon, il l’est quel que soit le sexe de son auteur. Tous les romans sont ou devraient être écrits pour les hommes comme pour les femmes. J’ai de la peine à concevoir comment un homme pourrait se permettre d’écrire quoi que ce soit qui puisse être véritablement déshonorant pour une femme, ou pourquoi une femme devrait être censurée pour avoir écrit quoi que ce soit qui puisse être considéré comme approprié ou bienséant pour un homme. »

En septembre 1848, âgé de trente et un ans, Branwell meurt alcoolique et tuberculeux. Le 19 décembre de la même année, Emily le suit dans la tombe. En janvier 1849, Anne comprend qu’elle a, à son tour, contracté la terrible maladie. Ayant voulu revoir la mer, elle meurt le 25 mai 1849 à Scarborough où, contrairement à tous les membres de sa famille, elle sera inhumée. Un an après sa mort, Charlotte rejoint ses détracteurs et empêche la republication de l’ouvrage. « Il me semble difficilement souhaitable de conserver La Dame du manoir de Wildfell Hall, écrit-elle. Le choix du sujet de ce livre est une erreur. Il est trop peu en accord avec le tempérament, les goûts et les idées d’un doux écrivain retiré et inexpérimenté. » C’est oublier que rien de la déchéance de Branwell n’avait été épargné à Anne, parfois obligée, certaines nuits d’hiver, de ramasser son frère effondré dans le jardin et de le veiller des nuits entières auprès de ses sœurs…

Le réalisme, l’humour, la lucidité et le permanent engagement d’Anne Brontë ont fait d’elle un précurseur. Son style vif, simple et direct, exempt de mièvrerie, d’affectation comme de douceur, font de sa plume une redoutable caméra. Trop audacieux pour l’époque victorienne par sa justesse de ton, sa virtuosité, son écriture limpide et forte et sa subtile ironie, ce roman majeur fut mis sous le boisseau par Charlotte, trop timorée pour assumer l’héritage social de sa sœur. Au cours du XIXe siècle, La Dame du manoir de Wildfell Hall se verra peu à peu éclipsé par le succès retentissant de Jane Eyre et des Hauts de Hurlevent. Le talent d’Anne, différent de celui de ses sœurs, n’en porte pas moins la marque familiale de la puissance.

 

Isabelle VIÉVILLE DEGEORGES

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Remontons, si tu le veux bien, à l’automne de 1827.

Comme tu le sais, mon père était une sorte de gentleman-farmer dans le comté de ***, et, pour obéir à son dernier vœu, j’avais, bien malgré moi, repris cette vie calme qui ne satisfaisait nullement des désirs plus ambitieux. Je me croyais appelé à de grandes choses et j’étais assez fat pour m’imaginer qu’en ne suivant pas ma vocation j’étouffais dans l’œuf un futur génie. Ma mère m’avait toujours laissé croire que j’étais capable d’accomplir les plus beaux exploits, mais mon père, lui, était persuadé que l’ambition mène tout droit à la ruine, que changement est synonyme de destruction, et il ne voulut jamais admettre que son fils, ou quelque autre mortel, pût désirer sortir de sa classe. Il m’assura plus d’une fois que tout cela n’était que calembredaines et me supplia jusqu’à son dernier souffle de suivre calmement ses traces et celles de mon grand-père. Je devais faire taire toute ambition et aller tout droit de l’avant afin de transmettre à mes enfants les acres paternels en pleine prospérité, tels que je les avais reçus.

« Soit! me dis-je, un bon et habile fermier est une des chevilles de la société ; si je me consacre corps et âme à l’amélioration de mes terres et au développement de l’agriculture en général, je puis être utile non seulement à mes proches et à mes gens mais aussi à l’humanité tout entière… Je n’aurai donc pas travaillé en vain. »

C’est avec ce genre de réflexions que je tentais de me consoler, un soir que je rentrais des champs, tout en avançant péniblement par l’humidité et le froid de cette fin d’octobre. Cependant, l’ardente lueur rouge du feu, que j’apercevais à travers les carreaux du salon, me réconforta bien mieux que tous ces sages raisonnements. J’étais jeune alors – vingt-quatre ans à peine – et fort enclin à me lamenter.