Ses cheveux, qui ne sont ni bruns ni auburn, mais plutôt roux, encadrent un visage au teint clair, au menton un peu court mais joliment modelé, aux lèvres minces et rouges. Ses yeux sont d’une jolie couleur noisette, vifs et pénétrants mais manquent totalement de poésie et de chaleur. Elle pourrait avoir de nombreux prétendants dans le voisinage mais les repousse avec dédain, car seul un gentleman pourrait répondre à ses goûts raffinés, encore faudrait-il qu’il fût riche pour satisfaire ses ambitions toujours croissantes. Un prétendant possible semble s’intéresser à elle et l’on chuchote qu’elle ne laissera échapper ni son cœur, ni son nom, ni sa fortune; Mr Lawrence est le fils des propriétaires de Wildfell Hall ; ils ont déserté le vieux manoir il y a une quinzaine d’années pour habiter une grosse maison plus moderne et plus confortable de la paroisse voisine.
Je dois maintenant te dire au revoir, mon cher Halford. Ceci est le premier versement de ma dette. Si ce genre de monnaie te convient, dis-le-moi et je t’enverrai la suite très prochainement; si tu préfères rester mon créancier et ne pas te remplir les poches de paperasses aussi encombrantes, ne crains pas de le dire, je te pardonnerai ton manque de goût et garderai volontiers ce trésor.
Ton fidèle Gilbert MARKHAM.
2
Je suis ravi, mon ami très cher, que le nuage qui obscurcissait notre amitié se soit dissipé ; la chaleur de ton affection me réchauffe à nouveau le cœur et puisque tu désires entendre la suite de mon histoire, je continuerai mon récit sans autre commentaire.
Si je ne me trompe, j’ai interrompu ma dernière lettre un certain dimanche, le dernier d’octobre 1827. Le mardi suivant, je sortis, mon fusil sous le bras et mon chien sur les talons, pour chasser sur le territoire de Linden-Carr; comme je revenais bredouille, je décidai de poursuivre les faucons et les corneilles noires qui sans doute me volaient mon gibier. Je m’éloignai des régions boisées, des champs de blé et des prairies pour gravir la pente raide de Wildfell, une des collines les plus élevées et les plus sauvages des environs. Très vite, les haies et les arbustes devinrent rares et rabougris ; plus haut, les clôtures sont faites de grosses pierres couvertes en partie de mousse et de lierre; quelques mélèzes, des pins d’Écosse et quelques rares prunelliers sont disséminés dans le paysage. Les champs couverts d’un maigre tapis de terre dure et pierreuse ne se laissent pas labourer et sont abandonnés aux moutons et au bétail; des blocs de roche grise hérissent les monticules herbeux : les rares prairies sont parsemées de plants d’airelle et de bruyère
– vestiges d’une ancienne végétation sauvage – ou tout à fait envahies par l’herbe de saint Jacques et les joncs fleuris; mais ces terres ne font pas partie de notre propriété.
Presque au sommet de la colline, à deux miles environ de Linden-Carr, se dresse Wildfell Hall, un château de l’époque élisabéthaine, d’aspect plutôt délabré : les murs de pierre grise sont, sans doute, pittoresques et vénérables, mais il doit y faire glacial; les lourds meneaux de pierre, les fenêtres à vitraux sertis de plomb et les soupiraux rongés par les intempéries sont à peine protégés par de maigres pins d’Écosse qui semblent aussi raides et lugubres que le manoir lui-même. Derrière le château, quelques champs incultes et désolés mènent au sommet de la colline, couvert de bruyère brunie; en façade s’étend un jardin précédé d’une grille de fer flanquée à droite et à gauche de sphères de granit gris semblables à celles qui garnissent le toit et les pignons. Le jardin, clôturé de murs en pierre, était jadis orné de plantes et de fleurs spécialement choisies pour supporter un climat très rude ; les arbustes et les buissons avaient dû être taillés par la main d’un jardinier habile, mais, abandonnés depuis des années aux mauvaises herbes, au gel, au vent, à la pluie et à la sécheresse, ils avaient pris les formes les plus étranges. Les rangs serrés de troènes qui bordaient l’allée principale étaient aux deux tiers desséchés et le restant avait poussé tout en hauteur; le vieux cygne de buis taillé qui trônait près du gratte-pieds avait perdu le cou et la moitié du corps ; les deux lauriers taillés en tourelles qui garnissaient la pelouse centrale et les arbustes en forme de guerrier géant et de lion qui défendaient l’entrée avaient lancé des pousses dans tous les sens et ne ressemblaient plus à rien d’humain ou de mythologique. Mais, pour moi, ils prenaient l’aspect de ces malins esprits des légendes fantastiques que me
contait ma nourrice et qu’elle situait toujours dans le vieux manoir hanté, déserté par ses propriétaires.
Lorsque j’aperçus Wildfell Hall, j’avais déjà abattu un faucon et deux corneilles et, décidant d’arrêter là mes déprédations, je marchai vers le château afin de voir de mes yeux les changements qu’y avaient apportés les nouveaux habitants. Il ne me plut pas de m’approcher de la grille centrale et d’examiner le château en regardant entre les barreaux; je m’arrêtai donc le long du mur pour me livrer à mon inspection ; je ne constatai aucun changement notable : dans une aile seulement les vitres brisées et le toit en ruine avaient été réparés et un mince ruban de fumée s’élevait en spirale au-dessus d’une des cheminées.
Je restais là, appuyé sur mon fusil, examinant les pignons noirs, plongé dans une profonde rêverie, bâtissant un vrai conte de fées dans lequel d’anciens souvenirs et la belle recluse cachée derrière ces murs avaient une part égale, lorsque je perçus un bruissement de feuilles de l’autre côté du mur ; une toute petite main s’éleva au-dessus du mur pour aller s’agripper à la pierre la plus haute, puis une seconde petite main la rejoignit afin d’assurer une prise plus solide; ensuite apparut un front pâle surmonté d’une couronne de cheveux châtains, puis une paire d’yeux bleu foncé et un petit bout de nez blanc.
Le regard de ces beaux yeux se posa sur moi sans m’apercevoir, mais ils brillèrent de bonheur en découvrant Sancho, mon beau setter blanc et noir qui courait dans tous les sens à travers champs, le nez collé au sol. L’enfant leva encore la tête et appela le chien. La bonne bête s’arrêta aussitôt, leva le museau et agita la queue, mais sans se rapprocher du mur. L’enfant (un jeune garçon de cinq ans) s’éleva jusqu’au faîte du mur en
répétant ses appels ; comme le chien ne bougeait pas, l’enfant, tout comme Mahomet, décida d’aller à la montagne puisque la montagne ne venait pas à lui, et essaya de sauter du mur, mais la branche tordue d’un vieux pommier qui poussait tout près accrocha sa robe. L’enfant fit quelques mouvements brusques pour se dégager, son pied glissa et il se trouva suspendu entre ciel et terre. Il lutta un moment en silence puis poussa un cri aigu juste à l’instant où je lâchais mon fusil pour voler à son secours ; je pus heureusement le saisir dans mes bras avant qu’il ne tombe.
Je pris un pan de sa robe pour lui sécher les yeux, tandis que je tentais de le rassurer et que j’appelais Sancho pour le distraire. Il posa sa petite main sur le cou du chien et ses yeux pleins de larmes commençaient à sourire lorsque j’entendis claquer la grille de fer ; dans un grand frou-frou de jupons, Mrs Graham se précipita sur moi, le cou découvert et les boucles défaites.
— Donnez-moi l’enfant, s’écria-t-elle à voix basse mais pleine d’une étrange véhémence; elle m’arracha l’enfant comme si elle craignait quelque terrible contagion et se tint devant moi, raide, une main serrant celle du petit garçon, l’autre agrippée à son épaule; ses grands yeux noirs pleins de lumière s’accrochaient aux miens; elle haletait et tremblait d’émotion.
— Je ne faisais aucun mal à cet enfant, madame, dis-je, ne sachant pas si je devais être étonné ou vexé de son attitude, j’ai eu la chance d’arriver juste à temps pour lui éviter une belle dégringolade ; il était accroché à cette branche et suspendu la tête en bas à plus de trois pieds du sol.
— Je m’excuse, monsieur, balbutia-t-elle, soudain calmée, semblant revenir à des sentiments plus raisonnables, tandis qu’une légère rougeur lui montait aux joues. Je ne vous connais pas et je pensais…
Elle se baissa pour embrasser l’enfant et le serra tendrement contre elle.
— Vous pensiez que j’allais enlever votre fils, je suppose?
Elle eut un léger rire embarrassé et, tout en lui caressant la tête, elle répondit :
— Je ne savais pas qu’il essayait de grimper à ce mur. Je suppose que j’ai le plaisir de parler à Mr Markham ? ajouta-t-elle plutôt brusquement.
Je m’inclinai et me permis de lui demander d’où elle me connaissait.
— Votre sœur m’a rendu visite, il y a quelques jours, accompagnée de Mrs Markham.
— Existe-t-il une telle ressemblance? demandai-je, assez surpris et pas tellement flatté.
— Vos yeux sont semblables et aussi votre teint, répondit-elle en examinant mon visage d’un air assez perplexe; et je pense que je vous ai aperçu à l’église, dimanche.
Je souris, et quelque chose dans mon sourire où dans le souvenir qu’il évoquait sembla lui déplaire tout particulièrement, car elle retrouva cette attitude fière et distante qui m’avait fait oublier que je me trouvais à l’église ce dimanche – cet air de souverain mépris qu’elle affectait sans mouvoir un seul trait de son visage et qui semblait être son expression normale, d’autant plus provocante qu’elle lui était naturelle.
— Au revoir, Mr Markham, dit-elle. Puis elle s’éloigna, accompagnée de l’enfant, sans ajouter un seul mot, sans même me saluer des yeux. Je n’essayerai pas de te dire pourquoi j’étais à la fois furieux et mécontent lorsque je rentrai à la maison, c’est un sentiment que je me sens incapable de décrire.
Je ne restai qu’un instant, le temps de déposer mon fusil et ma poire à poudre ; je donnai ensuite quelques
instructions à l’un des fermiers et me dirigeai vers le presbytère dans l’espoir de calmer ma mauvaise humeur en compagnie d’Eliza Millward.
Je la trouvai installée, selon son habitude, près du feu, un travail de broderie sur les genoux (la laine de Berlin ne faisait pas encore fureur), tandis que sa sœur reprisait une pile de chaussettes, un chat sur les genoux.
— Mary, Mary, cache-les donc ! murmura Eliza comme j’entrais dans la pièce.
— Et pourquoi? répondit-elle avec flegme, tandis que mon arrivée rendait impossible toute discussion à ce sujet.
— Vous n’avez pas de chance, Mr Markham, remarqua la plus jeune en me regardant longuement du coin de l’œil. Papa vient de sortir et, comme il doit rendre visite à quelques paroissiens, il ne rentrera pas avant une heure.
— Cela n’a pas d’importance, je passerai volontiers quelques minutes avec ses filles ; si toutefois elles me le permettent, dis-je tout en approchant une chaise et en m’asseyant sans autre cérémonie.
— Soit! Si vous promettez d’être sage et amusant, nous ne ferons pas d’objection.
— N’attendez rien de moi, car je suis venu, non pour vous amuser, mais pour me distraire, répondis-je.
Je me donnai cependant la peine de me rendre agréable à ces demoiselles; et si j’en juge par la bonne humeur que manifestait miss Eliza, mes efforts ne furent pas vains. Nous semblions fort satisfaits l’un de l’autre et si notre conversation n’avait rien de bien profond, elle était du moins joyeuse et animée. C’était presque un tête-à-tête 1, car miss Millward ne desserra pas les lèvres, si ce n’est pour corriger quelques exagérations de sa sœur ou
pour lui demander de ramasser une boule de coton qui avait roulé sous la table; ce que je fis moi-même avec empressement.
— Merci, Mr Markham, dit-elle comme je lui tendais la boule. Je l’aurais ramassée moi-même si je n’avais craint de déranger le chat.
— Ma chère Mary, cela n’est pas une raison, aux yeux de Mr Markham, il déteste les chats ; presque autant que les vieilles filles, comme tous les hommes d’ailleurs. N’est-ce pas, Mr Markham ?
— Je pense qu’il est tout naturel que nous détestions ces petites bêtes auxquelles vous prodiguez tant de caresses, répondis-je.
— Les pauvres petites amours ! cria-t-elle en se jetant sur le chat de sa sœur pour le couvrir de baisers.
— Voyons, Eliza ! dit miss Millward en repoussant plutôt brusquement la jeune fille.
Mais il était grand temps que je parte ; même en me hâtant, j’allais arriver trop tard pour le goûter et ma chère mère vénérait l’ordre et l’exactitude.
Ma belle amie n’avait nulle envie de me voir partir.
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