Je dus supporter mille explications sur son aspect, ses manières et ses vêtements, sur la façon dont était meublé le salon de cette dame. Comme je n’écoutais que d’une oreille, je serais bien incapable de répéter cette description.
Le lendemain était un samedi; le dimanche matin chacun se demandait si la belle inconnue suivrait les conseils de notre pasteur et se montrerait à l’église. J’admets que moi aussi je tournais souvent la tête vers le vieux banc familial des propriétaires de Wildfell Hall ; les coussins pourpres n’avaient plus été remplacés depuis des années, les armoiries, bordées d’un lugubre feston de velours noir roussi par le temps, décoraient le mur.
C’est là que je vis enfin apparaître une grande et noble figure, vêtue de noir. Son visage, qui était tourné vers nous, avait une expression singulière qui attirait les regards. Ses cheveux étaient aussi noirs et brillants que l’aile d’un corbeau ; elle portait des anglaises et cette coiffure assez démodée lui donnait un charme plein de grâce désuète ; son teint était plutôt pâle; elle penchait la tête sur son livre de prières et de longs cils noirs voilaient complètement la couleur de ses yeux ; les sourcils étaient bien dessinés, le front avait un aspect de noblesse et d’intelligence, le nez était parfaitement aquilin. Les traits, en général, étaient d’un dessin irréprochable; les joues, peut-être un peu maigres, se creusaient sous les yeux et les lèvres, très minces, dénotaient plus de fermeté que de gentillesse, et je pensai : « Je préfère vous admirer de loin, belle dame, plutôt que de vivre à vos côtés. »
Comme elle levait la tête, son regard rencontra le mien; il ne me plut pas de baisser les yeux et je pus voir
qu’elle me jugeait avec un calme mépris avant de se plonger à nouveau dans son livre. « Du haut de sa grandeur, elle me considère comme un impudent godelureau, pensai-je. Hum ! Si je veux m’en donner la peine, elle changera bien vite d’opinion. »
Je songeai tout à coup que mon attitude et mes réflexions étaient déplacées dans ce lieu de recueillement et de prières. Toutefois, avant de m’absorber à nouveau dans les rites du service, je jetai un regard circulaire dans l’église afin de m’assurer que personne n’avait remarqué mon étrange conduite ; mais non, tous ceux qui n’étaient pas penchés avec recueillement sur leur livre de prières observaient comme moi la nouvelle venue – ma mère, ma sœur, Mrs Wilson et sa fille, même Eliza Millward jetaient des regards plus ou moins discrets vers celle qui servait d’appât à la curiosité des fidèles. Eliza rougit légèrement en me regardant, pouffa de rire et baissa ensuite modestement la tête pour rendre une expression plus sérieuse à ses traits.
Une fois de plus, j’oubliais l’endroit où je me trouvais, et mon frère, impertinent comme toujours, me rappela à l’ordre en m’enfonçant son coude dans les côtes. Je ne pus que lui écraser les orteils en guise de représailles et remettre à plus tard une plus sérieuse vengeance.
Mon cher Halford, avant de clore cette lettre, je veux encore te parler d’Eliza Millward. Elle est la plus jeune fille du pasteur; c’est une très charmante créature pour laquelle j’éprouve un peu plus que de la sympathie. Cette jeune personne s’en rend bien compte, sans que j’aie eu l’occasion de le lui dire clairement. Je n’ai nulle intention précise à ce sujet; ma mère, qui d’ailleurs affirme qu’aucune jeune fille du pays n’est assez bien pour moi, ne pourra jamais admettre que j’épouse cette petite personne insignifiante, dont le manque de fortune
n’est pas le moindre défaut. Eliza est, comme ma sœur, petite et potelée; son visage est presque aussi rond que celui de Rose, mais son teint est plus délicat, son nez est retroussé, ses traits plutôt irréguliers… Elle est, en somme, plus charmante que jolie. Sa seule vraie beauté est dans ses yeux en amande : ils sont bruns, presque noirs, leur expression est infiniment changeante – diaboliquement taquine ou irrésistiblement attirante – parfois les deux. Sa voix a une douceur enfantine, sa démarche est aussi souple que celle d’un chat, ou plutôt celle d’un jeune chaton joueur, tantôt impertinent et vagabond, tantôt timide et caressant, selon le caprice du moment.
Sa sœur Mary est plus âgée, un peu plus grande, un peu plus forte, plus solidement bâtie ; c’est une jeune fille calme et réfléchie, qui a patiemment soigné sa mère pendant sa longue et dernière maladie et est restée depuis la parfaite ménagère de la maison. Son père a une confiance absolue en elle ; les chiens, les chats, les enfants et les pauvres l’adorent et tout le reste de l’humanité ignore son existence.
Le révérend Michaël Millward, leur père, est un grand homme calme, d’un certain âge ; il plante fermement son chapeau d’ecclésiastique sur sa large tête carrée aux traits lourds, porte toujours une solide canne et enferme ses jambes vigoureuses dans des culottes que viennent serrer des guêtres hautes, ou des bas de soie noire pour les grandes occasions. Il a des principes bien établis, des idées fixes, des habitudes régulières, il ne tolère aucun écart et il est fermement convaincu d’avoir toujours raison. Tout mortel qui ose émettre un avis contraire au sien est ou bien complètement ignorant ou volontairement aveugle.
Lorsque j’étais enfant, il m’inspirait une sainte terreur, j’ai maintenant surmonté ce sentiment; il a une gentillesse
toute paternelle pour ceux qui se conduisent bien, mais la stricte discipline qu’il s’impose et qu’il veut imposer à ses paroissiens ne s’accommode guère de nos blagues et peccadilles. Jadis, lorsqu’il venait rendre visite à nos parents, nous devions réciter notre catéchisme, debout devant lui, ou lui chanter un hymne ou – ce qui était pire – nous rappeler son dernier sermon. Devant notre ignorance, il reprochait à ma mère d’être trop indulgente à notre égard, avec force références à Élie, David ou Absalon, ce qui ne manquait pas de froisser ma noble mère; malgré tout le respect qu’elle avait pour lui et pour ses sermons, je l’entendis un jour murmurer : « Je voudrais bien qu’il ait lui-même un fils ! Il ne serait pas si pressé de donner des conseils et saurait combien il est difficile de mener ces deux garnements. »
Il prend un soin extrême de sa santé ; se lève très tôt, fait une promenade journalière avant le petit déjeuner, insiste pour que tout le monde porte des vêtements secs et chauds, n’oublie jamais d’avaler un œuf cru avant de commencer un sermon… ce qui, paraît-il, lui donne ces excellents poumons et cette voix retentissante. Il suit un régime très précis, mais n’est nullement abstinent. Sa diététique lui est d’ailleurs toute personnelle; il déteste le thé et d’autres breuvages insipides ; il est grand amateur de boissons fermentées, de lard, d’œufs, de jambon, de bœuf fumé et autres viandes. Doué d’un excellent appareil digestif, il prétend que ce genre de régime convient à tout le monde et il le recommande même aux convalescents et aux dyspeptiques. Comme ces derniers se plaignent parfois des résultats, il leur conseille de persévérer et assure que leurs malaises sont purement imaginaires.
Avant de terminer cette longue lettre, je veux encore te parler de deux personnes : Mrs Wilson et sa fille.
La première n’est qu’une vieille femme cancanière, veuve d’un fermier très à l’aise, et ne vaut pas la peine que je t’en parle longuement; elle a deux fils, Robert, un rude fermier, et Richard, un jeune homme fort studieux qui étudie les auteurs classiques avec l’aide du pasteur et se prépare à entrer au collège dans l’intention de devenir prêtre.
Leur sœur Jane est une jeune personne qui a quelque talent et beaucoup d’ambition. Pour satisfaire sa vanité, ses parents lui ont payé des études prolongées dans un pensionnat et elle est maintenant plus instruite que les autres membres de la famille. Elle a largement profité de ses études et a acquis un certain vernis, ainsi qu’une grande élégance dans les manières; elle a perdu son accent provincial et est très fière d’en savoir plus que les filles du pasteur. Je ne compte pas parmi ses admirateurs, bien qu’on la considère comme une véritable beauté. Elle a environ vingt-six ans, elle est plutôt grande et très élancée.
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