Aussi, je me souviens aujourd’hui beaucoup mieux de la conversation que nous eûmes durant cette promenade, surtout quand miss Fairlie y prenait part, que des croquis que je regardai à peine.
Oui, j’avoue que, dès le premier jour, je me leurrai sur moi-même et sur la situation que j’occupais à Limmeridge House. Les questions les plus insignifiantes que me faisait miss Fairlie sur la façon de dessiner et de mélanger les couleurs, le plus léger changement qui se produisait dans l’expression de ses beaux yeux avides d’apprendre, m’intéressaient bien plus que les merveilleux paysages que nous traversions et que les jeux de lumière sur la lande et sur le rivage.
Il est curieux de constater combien les beautés de la nature nous impressionnent peu, quand nous avons d’autres préoccupations en tête. C’est seulement dans les romans que nous recherchons auprès de la nature un réconfort dans nos peines, une sympathie dans nos joies. L’admiration pour ces splendeurs inanimées que la poésie moderne décrit avec tant d’éloquence n’existe pas à l’état latent dans notre être intime. Aucun de nous ne la possède étant enfant et aucune personne n’en est imprégnée en naissant. Ceux dont la vie s’écoule au milieu des merveilles toujours changeantes de la terre et de la mer sont précisément ceux qui s’y intéressent le moins, à moins que ces changements continuels ne soient étroitement liés à leur profession. C’est tout un art de savoir apprécier les merveilles de l’univers sensible, et c’est ce que la civilisation nous enseigne chaque jour. Mais cet art, le pratiquons-nous hors des moments où nous sommes inoccupés et enclins à la paresse ? Nous sommes-nous jamais sentis attirés par la nature lorsque nous éprouvons de la joie ou de la tristesse ? Quelle place occupe-t-elle dans l’expérience de chacun de nous ? Il doit certes y avoir une raison profonde à ce manque d’union entre la créature et la création : cette raison se trouve peut-être dans la différence qui existe entre les destinées de l’homme et de la sphère sur laquelle il vit. Les plus hautes montagnes que l’œil puisse voir sont vouées à l’anéantissement ; le moindre intérêt qui puisse faire battre un cœur pur devient immortel.
Il y avait près de trois heures que nous nous promenions, lorsque la voiture franchit à nouveau les grilles de Limmeridge House.
Sur le chemin du retour, j’avais laissé aux jeunes filles le soin de choisir elles-mêmes les paysages qu’elles dessineraient sous mes instructions, le lendemain après-midi. Lorsqu’elles furent montées chez elles s’habiller pour le dîner, et que je me retrouvai seul dans mon petit studio, je me sentis soudain découragé. J’étais mécontent de moi-même, sans savoir pourquoi. Peut-être m’apercevais-je seulement alors que j’avais joui de notre promenade en invité, et non en professeur de dessin ? Peut-être étais-je toujours hanté par ce quelque chose qui me manquait ou manquait à miss Fairlie ? En tout cas, j’éprouvai un réel soulagement lorsque la cloche du dîner m’arracha à ma solitude.
En entrant dans la salle à manger, je fus frappé du contraste des robes. Tandis que Mrs Vesey et miss Halcombe étaient vêtues avec recherche, selon leur âge, l’une en gris argent et l’autre en un jaune primevère s’harmonisant parfaitement avec son teint mat et ses cheveux noirs, miss Fairlie portait une robe de mousseline blanche très simple. Cette toilette immaculée lui seyait à ravir, mais c’était une robe que la fille d’un homme pauvre aurait pu porter ; elle paraissait même moins luxueuse que celle de sa gouvernante.
Plus tard, lorsque je connus mieux le caractère de miss Fairlie, je découvris que ce contraste était voulu, qu’il provenait de sa délicatesse naturelle jointe à l’aversion profonde qu’elle ressentait à faire étalage de sa fortune.
Après le dîner, nous retournâmes ensemble au salon. Quoique Mr Fairlie eût donné à son domestique l’ordre de consulter mes goûts quant aux liqueurs que je préférais après le dîner, j’étais décidé à résister à la tentation de rester en solitaire parmi les bouteilles de mon choix et j’avais demandé aux dames l’autorisation, pendant toute la durée de mon séjour à Limmeridge House, de quitter la table en même temps qu’elles, à la façon des étrangers.
Le salon se trouvait à l’entresol et avait les mêmes dimensions que la salle à manger. Deux grandes portes-fenêtres donnaient sur une terrasse admirablement garnie de fleurs.
Tandis que nous pénétrions dans le salon, le crépuscule fondait harmonieusement dans la même ombre les feuilles et les fleurs dont le parfum enivrant parvenait jusqu’à nous. La bonne Mrs Vesey, toujours la première à s’asseoir, s’installa confortablement dans un fauteuil avec l’intention visible de dormir. À ma demande, miss Fairlie se mit au piano et tandis que j’approchais un siège pour l’écouter, je vis miss Halcombe se retirer dans l’embrasure d’une fenêtre et mettre à profit les dernières lueurs du jour pour achever l’examen de la correspondance de sa mère.
Ce tableau de famille est encore vivant à mes yeux, tandis que j’écris ! De l’endroit où j’étais assis, je pouvais admirer la gracieuse silhouette de miss Halcombe, à demi dans l’ombre, à demi éclairée par la douce lumière, parcourant une à une les lettres mises en tas sur ses genoux ; plus près de moi, le beau profil de miss Fairlie se détachait délicatement sur l’arrière-plan de plus en plus sombre que formait le mur du fond de la pièce. Dehors, sur la terrasse, les fleurs en bouquets et les plantes grimpantes frémissaient à peine dans la légère brise du soir. Le ciel était sans nuage et la mystérieuse clarté de la lune commençait à irradier le firmament. Un calme profond enveloppait toute chose tandis que s’égrenait doucement au piano la musique de Mozart. C’est inoubliable !
Nous restâmes à nos places sans bouger, jusqu’à ce que la lumière nous manquât tout à fait. La lune maintenant éclairait la terrasse et ses rayons d’argent nous atteignaient. Cette pénombre était si belle que d’un commun accord nous décidâmes de ne pas allumer les lampes que le domestique venait d’apporter. Seules les deux bougies du piano brûlaient.
Pendant une demi-heure encore, la musique nous enchanta, puis la beauté du clair de lune tenta miss Fairlie. Elle se dirigea vers la terrasse où je la suivis. Absorbée dans sa lecture à la lumière des bougies, miss Halcombe ne parut pas s’apercevoir de notre sortie.
Miss Fairlie, sur mon conseil, venait de se couvrir d’un foulard blanc pour se protéger de la fraîcheur du soir, quand la voix de sa sœur se fit entendre, plus grave que d’ordinaire.
– Mr Hartright, appelait-elle, voulez-vous venir ici un moment, je vous prie ? J’ai à vous parler.
Je rentrai avec précipitation et la trouvai les genoux encombrés de papiers, tandis qu’elle approchait une lettre de la bougie. Je plaçai un siège à ses côtés, ce qui me permettait, tout en l’écoutant, d’observer la terrasse où miss Fairlie se promenait sous les rayons de lune.
– Je désire vous lire tout de suite les derniers passages de cette lettre, me dit miss Halcombe, et que vous me disiez s’ils projettent quelque lumière sur votre aventure nocturne. Cette lettre est adressée par ma mère à son second mari, Mr Fairlie ; elle date d’il y a environ douze ans. À cette époque, Mr et Mrs Fairlie ainsi que ma demi-sœur Laura habitaient cette maison depuis quelques années et, pour moi, je complétais mon éducation dans un couvent à Paris.
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