J’ai passé toute la matinée à compulser la correspondance de ma mère et n’ai rien découvert. Mais ne désespérez pas, Mr Hartright, vous avez une femme comme alliée, et la curiosité de notre sexe est légendaire. D’ailleurs, il reste encore trois paquets de lettres que je n’ai pas examinés et je vais y passer toute la soirée.
Un de mes espoirs étant déjà déçu, je me demandais si la présentation de miss Fairlie ne m’apporterait pas une seconde désillusion.
– Comment s’est passée votre entrevue avec Mr Fairlie ? demanda ma compagne, tandis que nous entrions dans un bosquet touffu. S’est-il montré très nerveux ce matin ? Oh ! pas besoin de me répondre ! Le seul fait que vous l’ayez constaté me suffit et je vois à votre visage qu’il a dû être spécialement agité aujourd’hui. Mais, comme je ne désire pas du tout vous voir dans le même état, je n’insiste pas.
Nous prîmes un sentier sinueux qui conduisait à une jolie maisonnette en bois, pareille à un chalet suisse. La seule pièce de ce pavillon d’été était déjà occupée par une jeune fille, debout près d’une table rustique qui, tout en feuilletant distraitement les pages d’un cahier de croquis, regardait en rêvant la lande et la montagne qui se dessinaient entre les arbres. C’était miss Fairlie. Comment pourrais-je la décrire ? Comment pourrais-je la détacher de mes impressions personnelles et de tout ce qui m’est arrivé ces derniers temps ? Comment pourrais-je la revoir comme je la vis pour la première fois, comme je voudrais la faire apparaître aux yeux du lecteur aujourd’hui ?
L’aquarelle que je fis d’elle par la suite se trouve sur mon bureau tandis que j’écris. Je la regarde, et je vois, se découpant sur le fond du pavillon, une silhouette claire, vêtue d’une simple robe de mousseline blanche, rehaussée de lacets bleus et blancs. Une écharpe de même tissu ondule gracieusement sur ses épaules et un petit chapeau en paille naturelle, garni de rubans assortis à sa robe, ombre le dessus de son visage.
Les cheveux sont d’un blond doré et vaporeux et se confondent avec la paille de son chapeau. Ses sourcils sont plus foncés que ses cheveux et ses yeux sont d’un bleu turquoise, doux et limpide, si souvent chanté par les poètes et si rarement rencontré dans la vie. Des yeux merveilleux comme coloris, exquis de forme, grands, tendres et doucement pensifs, mais beaux surtout par leur limpidité profonde. Le charme qu’ils répandent sur tout le visage est si doux qu’il est assez difficile de se rendre compte des légers défauts de certains traits. On devine à peine que le menton est un peu trop fin pour s’harmoniser parfaitement avec le haut du visage ; que le nez, loin d’être aquilin (forme toujours dure, même si elle est admirable, irréprochable, chez une femme), est au contraire un peu relevé et manque ainsi de cette perfection à laquelle nous rêvons ; ou que les lèvres doucement sensuelles ont tendance à s’élever d’un côté quand la jeune fille sourit. On remarquerait peut-être ces défauts dans un autre visage féminin, mais ici cela est quasi impossible, vraiment, tant ils se confondent avec cette expression si rare, si personnelle et parce que rayonne, précisément, sur tous les traits, la vivacité lumineuse des yeux.
Mon aquarelle, ce portrait que j’ai fait d’elle avec patience, avec amour en des jours heureux, me montre-t-il bien tout cela ? Ah ! que le portrait est pauvre en comparaison des souvenirs qui renaissent en moi ! Une jeune fille svelte et ravissante, habillée d’une robe légère, feuilletant un cahier de croquis tandis que son regard confiant se perd au-devant d’elle – voilà tout ce que le portrait peut représenter, et tout ce que représenterait, peut-être, une page mûrement réfléchie et soigneusement écrite. La femme qui la première donne vie, clarté et forme à la très vague conception que nous avons de la beauté comble en nous un vide dont jusque-là nous n’avions pas conscience. Des sympathies trop profondes pour que les mots les expliquent, trop profondes même pour que la pensée les saisisse, sont alors réveillées par des charmes mystérieux qui existent aussi bien dans notre âme que dans l’âme de la femme aimée. Alors, et alors seulement, le mystère lui-même s’éclaire, le crayon ou la plume peut l’exprimer.
Vous qui me lisez, pensez à elle comme vous songeriez à la première femme qui fit battre votre cœur, demeuré jusque-là insensible ; laissez ses yeux bleus, candides et bons, vous regarder avec cette expression unique qu’on ne peut oublier ; écoutez sa voix résonner à votre oreille comme celle de la femme que vous avez aimée autrefois ; et laissez ses pas errer dans cette histoire comme chacun des pas qui vous étreignait le cœur en ce temps-là. Regardez-la comme la maîtresse de votre propre imagination : et elle vivra pour vous comme elle vit encore pour moi.
À l’impression profonde que produisit son charme, se mêlait la sensation étrange qu’il y manquait quelque chose, je ne savais quoi. Tantôt, c’était en elle, me semblait-il, que je ne trouvais pas tout ce que j’aurais voulu trouver ; tantôt, c’était en moi-même, et cela m’empêchait de la comprendre tout à fait. Si bizarre que cela paraisse, j’éprouvais surtout cette sensation lorsqu’elle me regardait ; ou, en d’autres mots, lorsque, parfaitement conscient de la beauté de son visage, j’étais troublé par ce je-ne-sais-quoi qui lui manquait et que je ne parvenais pas à définir. Cette curieuse pensée ne facilita guère ma première rencontre avec Laura Fairlie ; je n’étais pas encore maître de moi, lorsqu’elle prononça quelques mots de bienvenue.
Observant mon trouble, qu’elle attribuait à une timidité momentanée, miss Halcombe sauva la situation avec son élégance habituelle.
– Eh bien ! Mr Hartright, vous reconnaîtrez que j’ai vite découvert la retraite de votre élève modèle. Voyez ! dès qu’elle a appris votre présence dans la maison, elle a empoigné son cahier de croquis et, contemplant l’immense nature devant elle, elle est prête à commencer la leçon !
Miss Fairlie éclata d’un rire joyeux, qui illumina son visage charmant comme un rayon de soleil de ce bel après-midi.
– Je ne dois pas prendre pour moi un mérite qui ne m’est pas dû, déclara-t-elle, tandis que son regard limpide se portait de miss Halcombe à moi. Adorant le dessin comme je l’adore, je suis si consciente de mon ignorance que je suis plus effrayée que désireuse de commencer. Maintenant que je vous sais là, Mr Hartright, je revois mes croquis comme je revoyais mes leçons lorsque j’étais petite fille et que j’étais affolée à l’idée de ne pas les savoir.
Elle fit cette confession simplement, avec un sérieux enfantin, en refermant le cahier de croquis, puis elle se tut. Miss Halcombe interrompit aussitôt le silence qui devenait embarrassant.
– Bons, mauvais ou médiocres, dit-elle, les croquis des élèves devront passer au crible du jugement du maître. Je propose de les emporter avec nous en voiture, Laura, afin que Mr Hartright les regarde pour la première fois au milieu des soubresauts et des interruptions forcées. Car, si nous pouvions, tout en nous promenant, arriver à lui faire confondre la nature telle que nous allons la lui montrer et la nature telle que nous l’avons représentée dans ce cahier de croquis, il se verrait obligé de nous faire des compliments et notre vanité serait sauvegardée.
– J’espère bien que Mr Hartright ne me fera jamais de compliments, répondit miss Fairlie tandis que nous quittions le pavillon.
– Puis-je me permettre de vous demander pourquoi ? demandai-je.
– Parce que je vous croirais, répondit-elle simplement.
Par ces quelques mots, elle me faisait connaître, sans s’en rendre compte, la nature de son caractère tout entier : sa confiance profonde dans les autres, qui venait de sa grande loyauté personnelle. Je le sentis alors par intuition… j’en ai maintenant la certitude par expérience.
Avant de monter en voiture, nous allâmes chercher Mrs Vesey dans la salle à manger, où elle occupait toujours la même place devant la table desservie.
La vieille dame et miss Halcombe s’installèrent sur le siège du fond, tandis que je prenais place à côté de miss Fairlie sur le siège avant, le cahier de croquis grand ouvert entre nous deux. Toute critique sérieuse m’eût été rendue impossible par le parti pris de miss Halcombe de ne voir que le côté ridicule du dessin, lorsqu’il était pratiqué par une femme.
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