Pas tout à fait les façons de faire d’une grande dame, et pourtant rien d’une femme de basse condition. La voix, pour le peu de paroles que j’avais entendues, avait quelque chose de mécanique et de calme également, bien que l’élocution fût rapide. Mon interlocutrice tenait en main un petit sac, et ses vêtements, d’après ce que je pus en juger, n’étaient pas luxueux. Elle était mince, et de taille plutôt au-dessus de la moyenne. Sa démarche et ses gestes tout à fait normaux. Ce fut tout ce dont je pus me rendre compte dans la demi-obscurité et dans l’étonnement où me plongeait presque jusqu’à l’étourdissement cette rencontre inattendue, bizarre. Quelle sorte de femme était-ce ? Et comment se trouvait-elle seule, sur la grand-route, en pleine nuit ? Je n’essayai pas de le savoir. J’étais certain d’une chose : l’homme le moins pénétrant ne se serait pas trompé sur le sens de ses paroles, même à cette heure suspecte et en ce lieu désert.
– M’avez-vous entendue ? répéta-t-elle, aussi tranquillement et aussi vite, puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta : je vous ai demandé si c’était bien le chemin de Londres.
– Oui, répondis-je, c’est le chemin qui conduit à St John’s Wood et Regent’s Park. Excusez-moi de ne pas vous avoir répondu tout de suite, mais votre apparition sur la route m’a quelque peu surpris et je ne me l’explique pas encore.
– Vous ne me soupçonnez pas d’avoir fait quelque chose de mal, au moins ? Je n’ai rien fait de mal, j’ai eu un accident et suis très malheureuse de me trouver seule ici à cette heure de la nuit. Pourquoi croyez-vous que j’aie fait quelque chose de mal ?
Elle parlait maintenant avec gravité et agitation en s’éloignant de moi. Je fis de mon mieux pour la rassurer.
– Je vous en prie, ne croyez pas que je songe à vous soupçonner, repris-je. Je n’ai d’autre désir que de vous aider, si je le puis. Je m’étonnais seulement de vous avoir vue apparaître sur la route, alors que celle-ci m’avait semblé déserte l’instant d’avant.
Elle se retourna et, me montrant une brèche dans la haie près du croisement des routes, elle reprit :
– Je vous avais entendu venir et m’étais cachée, afin de voir quel genre d’homme vous étiez avant de me risquer à vous parler. J’hésitais à le faire… J’avais peur… Vous étiez déjà passé quand enfin je me suis décidée… Alors, j’ai dû courir pour vous rattraper…
Courir pour me rattraper ? Pourquoi ne pas m’appeler, tout simplement ? Cela était assez étrange, assurément.
– Puis-je avoir confiance en vous ? Vous ne me jugez pas mal parce que j’ai eu un accident ? demanda-t-elle, confuse, en soupirant tristement.
La solitude et l’abandon de la jeune femme me touchèrent.
– Vous pouvez avoir confiance en moi, répondis-je doucement, et si cela vous trouble de m’expliquer votre étrange situation, n’en parlez plus. Je ne vous demande aucune explication. Dites-moi seulement comment je puis vous aider et je le ferai, si je le puis.
– Vous êtes bon et je suis très heureuse de vous avoir rencontré.
Pour la première fois, une expression d’émotion féminine perçait dans sa voix, mais aucune larme ne brillait dans ses grands yeux pensifs fixés sur moi.
– Je ne suis allée à Londres qu’une fois dans ma vie, continua-t-elle de plus en plus vite, et je ne connais rien de ce côté-ci. Pourrais-je trouver encore une voiture ou bien est-il trop tard ?… Je ne sais… Si vous vouliez me montrer où je pourrais en trouver et si vous vouliez seulement me promettre de ne pas me contrarier et de me laisser vous quitter quand je le voudrais !… J’ai une amie à Londres qui sera heureuse de me recevoir… Je ne désire rien d’autre… Voulez-vous me le promettre ?
Avec anxiété, elle regardait des deux côtés de la grand-route, en faisant glisser son petit sac d’une main dans l’autre et en répétant : « Voulez-vous me le promettre ? » Elle levait sur moi des yeux tellement suppliants et affolés que je cédai enfin.
Qu’aurais-je pu faire d’autre, d’ailleurs ? Une femme inconnue se confiait totalement à moi, s’en remettait à moi, une femme qui paraissait terriblement malheureuse. Aucune maison dans les environs, personne sur la route à qui demander conseil… Et je n’avais pas le droit d’user d’autorité sur cette femme, si même je l’avais voulu. J’écris ces lignes, tandis que le souvenir des événements qui se sont passés depuis assombrissent jusqu’aux feuilles sur lesquelles je me penche. Et aujourd’hui encore, je me pose la même question : qu’aurais-je pu faire d’autre ?
Je tâchai cependant de gagner encore un peu de temps en la questionnant.
– Êtes-vous sûre que votre amie de Londres vous recevra à une heure aussi avancée de la nuit ? demandai-je.
– Certaine. Promettez-moi seulement que vous me laisserez partir quand je le désirerai et que vous ne me contrarierez pas ?
En répétant ces paroles pour la troisième fois, elle se rapprocha de moi et posa sa petite main sur mon cœur. Quand j’enlevai cette main, je m’aperçus qu’elle était glacée malgré la chaleur étouffante de la nuit. Souvenez-vous que j’étais jeune et que la main que je touchais était une main de femme !
– Voulez-vous me le promettre ?
– Oui.
Un seul mot ! Un petit mot si familier que nos lèvres répètent cent fois par jour, et cependant j’en frémis encore aujourd’hui rien que de l’écrire. Nous nous dirigeâmes vers Londres, moi et cette femme dont le nom, le rang social, l’histoire, les aspirations dans la vie, et jusqu’à la présence, en ce moment, à mes côtés, étaient pour moi autant de mystères. C’était comme un rêve. Étais-je bien Walter Hartright ? Étions-nous sur cette route si fréquentée, agréable aux promeneurs du dimanche ? Avais-je réellement quitté, il n’y avait guère plus d’une heure, l’atmosphère paisible, l’atmosphère familiale et conventionnelle de notre maison de Hampstead ? Trop étourdi, j’éprouvai comme un remords de poursuivre cette conversation. Ce fut à nouveau la voix de la jeune femme qui rompit le silence.
– Je voudrais vous demander quelque chose, dit-elle soudainement. Connaissez-vous beaucoup de monde à Londres ?
– Oui, beaucoup.
– Beaucoup de personnes occupant une situation élevée ou possédant un titre ? ajouta-t-elle d’un ton soupçonneux.
J’hésitai.
– Oui, quelques-unes, répondis-je enfin.
– Beaucoup d’hommes… portant le titre de baronnet ? questionna-t-elle avec anxiété.
Trop étonné pour répondre, je lui dis :
– Pourquoi me demandez-vous cela ?
– Parce que j’espère, pour mon salut, qu’il existe un baronnet que vous ne connaissiez pas !
– Voulez-vous me dire son nom ?
– Je ne puis… je n’ose pas… je me suis oubliée en disant cela…
Elle parlait d’une voix forte et presque fâchée en agitant violemment une main dans l’air, puis, reprenant son contrôle, elle ajouta dans un murmure :
– Dites-moi les noms de ceux que vous connaissez.
Je pouvais difficilement lui refuser ce plaisir futile et je nommai trois noms, ceux des pères de deux de mes élèves, le troisième étant celui d’un célibataire qui m’avait emmené faire une croisière sur son yacht, dans le but de prendre des esquisses pour lui.
– Ah ! Vous ne le connaissez pas ! s’écria-t-elle avec un soupir de soulagement. Êtes-vous vous-même un homme qui occupez une haute situation ? Ou êtes-vous titré ?
– Loin de là ! Je ne suis qu’un simple professeur de dessin.
Tandis que cette réponse passait mes lèvres, avec quelque amertume peut-être, elle saisit violemment mon bras.
– Un homme qui n’occupe aucune situation élevée et qui ne possède pas de titre, répéta-t-elle. Dieu soit loué ! alors je puis avoir confiance en lui !
J’avais décidé de dominer ma curiosité, par considération pour ma compagne, mais je ne pus y résister cette fois.
– Je crains que vous n’ayez eu de sérieuses raisons de vous plaindre des hommes titrés ou haut placés ? J’ai bien peur que le baronnet, dont vous me cachez le nom, ne vous ait causé un grave dommage ? Est-ce à cause de lui que vous vous trouvez dehors à pareille heure ?
– Ne me questionnez pas, ne me faites pas parler de cela, supplia-t-elle, je ne suis pas en état de le faire pour le moment.
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