J’ai été cruellement traitée et l’on m’a fait un tort injuste… mais… Vous seriez si bon de marcher un peu plus vite et de ne plus me parler : Je désire tellement marcher en silence et si possible reprendre mon calme !
Nous avançâmes d’un pas rapide, et, durant au moins une demi-heure, pas un mot ne fut échangé entre nous. N’ayant pas la permission de l’interroger, je me risquais de temps à autre à examiner son visage. Il était impassible, les lèvres serrées, les sourcils froncés, les yeux fixés devant elle, parfois attentifs et parfois absents. Nous avions atteint les premières maisons près du nouveau Wesleyan College, lorsqu’elle recommença à parler.
– Habitez-vous Londres ? me demanda-t-elle.
– Oui.
Tout en répondant, je songeai qu’elle comptait peut-être sur moi pour l’aider ou pour la conseiller et, afin de lui épargner toute déception, j’ajoutai :
– Mais, demain, je quitte Londres pour quelque temps. Je vais à la campagne.
– Où allez-vous ? Dans le nord ou dans le sud ?
– Dans le nord, dans le Cumberland.
– Dans le Cumberland ? s’exclama-t-elle avec émotion. Ah ! comme j’aimerais y retourner, moi aussi. J’ai été si heureuse dans le Cumberland !
J’essayai de nouveau de soulever le voile mystérieux qui l’enveloppait.
– Peut-être est-ce dans cette merveilleuse région des lacs que vous êtes née ?
– Non, répondit-elle, je suis née dans le Hampshire, mais j’ai été quelque temps en classe dans le Cumberland. Des lacs ? Je ne me souviens d’aucun lac. C’est le village de Limmeridge et Limmeridge House que je voudrais revoir !
Ce fut à mon tour cette fois de m’arrêter brusquement. Dans l’état de curiosité où je me trouvais à ce moment, le nom de l’habitation de Mr Fairlie venant sur les lèvres de mon étrange compagne m’étonnait au plus haut point.
– Avez-vous entendu quelqu’un appeler ? demanda-t-elle en regardant sur la route avec effroi.
– Non ! non ! j’ai été simplement frappé par le nom de Limmeridge House, dont j’ai entendu précisément parler ces jours derniers par des personnes habitant le Cumberland.
– Oh ! ce ne sont pas « mes personnes » ! Mrs Fairlie est morte et son mari aussi, et leur petite fille doit être mariée et partie au loin depuis longtemps. Je ne sais qui habite à Limmeridge House actuellement, mais s’il existe encore quelqu’un de la famille, je l’aime en souvenir de Mrs Fairlie.
Elle semblait vouloir en dire davantage, mais nous arrivions en vue de la barrière du péage au-dessus de l’avenue Road. Sa main s’agrippa à mon bras et elle regarda la grille avec inquiétude.
– L’homme de la barrière nous regarde-t-il ? demanda-t-elle.
Personne ne s’occupa de nous tandis que nous passions la barrière. La vue des réverbères et des maisons parut la rendre nerveuse.
– C’est Londres, n’est-ce pas ? Ne voyez-vous aucune voiture ? Je suis fatiguée et j’ai peur. Je voudrais m’enfermer dans une voiture qui m’emmènerait au loin…
Je lui expliquai que le stationnement de fiacres se trouvait à quelque distance et qu’il fallait encore marcher un peu, à moins qu’une voiture inoccupée n’arrivât à notre rencontre.
J’essayai alors de reprendre la conversation sur le Cumberland, mais elle était hantée par l’obsession de trouver une voiture et ne m’écoutait plus.
Au tiers de l’avenue, j’aperçus un fiacre s’arrêtant devant une maison et vis un homme en descendre et payer le cocher. Je le hélai aussitôt et me dirigeai vers lui. Comme nous traversions la route, ma compagne devint impatiente au point qu’elle m’obligea presque à courir.
– Il est si tard, disait-elle… Si je suis pressée, c’est parce qu’il est si tard !
– Je ne puis vous prendre, monsieur, si vous n’allez pas du côté de Tottenham Court, déclara le cocher poliment, tandis que j’ouvrais la portière. Mon cheval est fourbu, il n’est plus capable de dépasser son écurie.
– Oui, oui, cela ira pour moi. Je vais de ce côté… Je vais de ce côté…
Elle parlait avec agitation en entrant précipitamment dans le fiacre. Je m’assurai que le brave homme était sobre et convenable puis, lorsqu’elle fut assise à l’intérieur, la priai de me permettre de l’accompagner à bon port.
– Non, non, non ! s’écria-t-elle vivement. Je suis tout à fait en sécurité maintenant et parfaitement heureuse. Si vous êtes un gentleman, souvenez-vous de votre promesse. Dites-lui de rouler jusqu’à ce que je l’arrête. Merci ! oh ! merci ! merci !
Elle saisit ma main qui tenait la portière et l’embrassa plusieurs fois, puis la repoussa brusquement.
La voiture se mit en marche, et je restai au milieu de la route avec une vague envie de l’arrêter aussitôt – pourquoi ? je n’aurais pas su le dire moi-même –, mais la pensée que j’aurais pu effrayer la jeune femme ou lui déplaire me retint. Le bruit des roues s’éloigna, et la voiture se perdit dans la nuit. La dame en blanc avait disparu !
Pendant plus de dix bonnes minutes je restai au même endroit, me demandant si cette aventure était bien réelle. L’instant d’après, je ne savais plus si j’avais bien ou mal agi, mais qu’aurait-il fallu faire ? C’est à peine si je savais encore vers où je me dirigeais. Je n’avais conscience de rien, sinon de la confusion de mes pensées, lorsque, tout à coup, je fus rappelé à la réalité – je fus éveillé, pourrais-je dire – par un bruit de roues qui s’approchaient rapidement derrière moi. Je me trouvais sur le côté sombre de la route, ombragé par les arbres touffus d’un jardin, je me retournai. De l’autre côté de l’avenue – celui éclairé par la lune, un policeman marchait dans la direction de Regent’s Park.
Un cabriolet occupé par deux hommes me dépassa. Soudain, j’entendis une voix crier :
– Arrêtez, voici un agent de police, questionnons-le.
Le cheval se cabra et s’arrêta à quelques mètres de moi.
– Policeman ! cria la même voix.
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