Je ne pense pas que personne ici ait la prétention de régler
ma conduite. Ce qui doit être fait sera fait ; la justice ne
s’endort jamais, et si un crime a été commis il sera certainement
puni…
Tout en parlant, il avait remis au fourreau
l’épée du général, et il l’y scellait, faisant fondre sa cire aux
cierges qui brûlaient au chevet du mort, à cette fin, déclara-t-il,
qu’elle pût au besoin servir de pièce à conviction.
Le docteur, de son côté, avait achevé sa
lugubre tâche, et rabattu le drap sur le corps du général.
Ils expédièrent alors rapidement les formules
obligées de leur procès-verbal, et, saluant, ils se retirèrent du
même pas solennel dont ils étaient venus…
Mille détails lamentables réclamaient alors
Mme Delorge : il n’y a que dans les romans que
les grandes douleurs ne sont jamais troublées par les soucis
vulgaires et les exigences odieuses de la civilisation. La vie
réelle présente mille déboires.
Seule, sans parents, sans amis pour lui
épargner ce surcroît de douleur, la malheureuse veuve avait à se
préoccuper des déclarations à la mairie, des dispositions pour
l’enterrement, des lettres de faire-part…
Et pour comble, l’impression que Raymond avait
ressentie de la mort de son père avait été si violente, qu’il avait
fallu le coucher, en proie à une horrible crise nerveuse.
Du moins, tous ces tracas eurent-ils cet
avantage que Mme Delorge n’eut pas le loisir de
s’inquiéter de l’inconcevable retard de M. Ducoudray, lequel,
parti à dix heures du matin, n’était pas encore de retour à quatre
heures du soir.
Il faisait nuit depuis longtemps lorsqu’il
arriva enfin.
Et en quel état !… Blême, défait, tout en
sueur, mouillé et crotté jusqu’à l’échine.
– Mon Dieu ! murmura
Mme Delorge, qu’est-il arrivé ?
Bonnement le digne rentier crut que c’était de
lui qu’elle s’inquiétait, et s’inclinant avec un sourire
pâle :
– Il est arrivé, fit-il, que je n’ai pas
trouvé de voiture, que j’ai attendu inutilement une douzaine
d’omnibus, et que j’ai été forcé de revenir à pied, avec une boue,
oh ! mais une boue !… Mais ce n’est rien, madame, ma
mission est remplie, et je vais, si vous le voulez bien, commencer
par le commencement…
Il s’était posé sur son fauteuil, en narrateur
qui en a pour longtemps. Il s’essuya le front, et après avoir
repris haleine :
– Donc, commença-t-il, c’est chez le
docteur Buiron que j’ai couru en sortant d’ici. Il était absent, et
son domestique m’a dit qu’il ne rentrerait que vers une heure pour
sa consultation. Ayant deux heures devant moi, j’en profitai pour
déjeuner. Revenu chez le docteur à l’heure indiquée, je le trouvai,
cette fois…
« Ce docteur Buiron m’a paru un honnête
homme. Dès qu’il a su que j’étais envoyé par la famille
Delorge : « Monsieur, m’a-t-il dit, je pressentais qu’on
me demanderait compte des événements de cette nuit, et comme je me
défie de ma mémoire, je les ai couchés par écrit pendant que je les
avais encore très présents… »
« C’était vrai, et il a eu l’obligeance
de me communiquer sa relation. Il a fait plus, il me l’a confiée,
et je vais, madame, vous la lire.
Ce disant, M. Ducoudray chaussa ses
lunettes, tira un papier de sa poche et lut :
« RELATION DE CE QUI M’EST ARRIVÉ DANS LA NUIT DU 30 NOVEMBRE
AU 1er DÉCEMBRE 1851 :
« Il pouvait être deux heures du matin,
et je dormais, lorsqu’on sonna violemment à ma porte. L’instant
d’après, mon domestique introduisit dans ma chambre à coucher un
jeune officier de cavalerie qui me parut fort troublé, et qui me
dit : « Docteur, un grand malheur vient d’arriver… un de
nos généraux vient d’être blessé mortellement… Au nom du ciel,
venez vite !… » M’étant habillé en toute hâte, je suivis
cet officier.
« C’est à l’Élysée, au palais du prince
président, qu’il me conduisit. Mais nous n’entrâmes pas par la
grande porte. Il me fit passer par une espèce de poterne, traverser
une cour, et enfin, il m’introduisit, au rez-de-chaussée, dans une
vaste pièce qui me parut un ancien corps de garde. Un quinquet,
emprunté à l’écurie voisine, l’éclairait…
« Trois hommes y étaient debout, causant
avec une certaine animation, et qui me parurent appartenir aux
classes élevées de la société. Ils étaient en habit noir.
« Ils eurent à mon arrivée une
exclamation de satisfaction, et me montrèrent, dans un des angles
de la pièce, étendu sur un grand manteau, un homme revêtu de
l’uniforme de général, et qu’ils me dirent être le général
Delorge.
« Du premier coup d’œil, je vis qu’il
était mort depuis un couple d’heures. Cependant je défis son habit,
et je constatai qu’il avait reçu un coup d’épée au côté droit,
lequel avait dû déterminer une mort immédiate.
« Aussitôt, je demandai ce qui était
arrivé.
« On me répondit que le général Delorge
et un de ses collègues, à la suite d’une violente altercation,
étaient descendus dans le jardin et s’y étaient battus à la lueur
d’un quinquet que leur tenait un garçon d’écurie.
« Aucune réponse ne fut faite à diverses
questions que je posai, mais on me pria d’accompagner celui de ces
messieurs qui allait reporter le corps du général à son domicile,
et je ne crus pas pouvoir refuser.
« On envoya donc chercher un fiacre où le
corps fut porté et où je pris place avec un de mes inconnus…
« Durant le trajet, qui fut long, ce fut
en vain que j’essayai d’arracher un renseignement à mon compagnon.
Et lorsque nous sortîmes de la maison après avoir rempli notre
mission : « Prenez le fiacre pour rentrer, me dit-il, moi
je reste par ici où j’ai affaire. » Et il me remit deux
billets de cent francs…
« Et moi, aussitôt rentré, j’ai écrit
cette relation, que je jure sur l’honneur absolument
exacte. »
Plus blanche qu’un linge, et les yeux pleins
d’éclairs, Mme Delorge se soulevait des deux mains
sur les bras de son fauteuil, et le buste tendu en avant, en proie
à d’indicibles angoisses, elle écoutait…
Il n’était pas un mot de cette relation,
saisissante en son incorrecte brièveté, qui ne lui parût la
confirmation de ses soupçons.
Pourquoi ce mystère, s’il n’y avait pas eu de
crime ? Pourquoi ce corps caché dans une salle basse, la
conférence de ces hommes en habit noir, cette recherche tardive
d’un médecin, ces allées et venues, par des portes dérobées, ce
refus obstiné de répondre à toutes les questions ?…
Ainsi pensait la pauvre femme, lorsque
M. Ducoudray cessa de lire.
– Malheureusement, murmura-t-elle, il
faudrait plus que des présomptions si concluantes qu’elles puissent
être, il faudrait de ces preuves décisives qui démontrent le crime
et écrasent le coupable… Pourquoi ne se pas enquérir d’un autre
côté ?…
C’était pour le digne rentier l’instant de
triompher.
– Je me suis enquis, dit-il, et pour
votre service, madame, et en mémoire de mon ami le général, je suis
capable de bien autre chose.
Il huma une large prise de tabac, – car il
prisait dans les grandes occasions, – et d’un ton
important :
– En deux mots, voici les faits :
Certain d’avoir tiré du docteur tout ce qu’il savait, je sortis de
chez lui. J’étais satisfait… sans l’être, sentant l’insuffisance de
mes renseignements. Alors, réfléchissant, « Pourquoi, me
dis-je, ne remonterais-je pas à la source des informations ?
Pourquoi n’irais-je pas à l’Élysée ?… »
Mme Delorge tressaillit.
– Ah ! monsieur, commença-t-elle,
comment reconnaître jamais…
Il l’interrompit d’un geste bienveillant, et
plus vite :
– Quand une idée me vient, continua-t-il,
et que je la juge bonne, je n’hésite pas. Je me trouvais rue des
Saussayes : en trois minutes j’arrivais au palais de la
présidence. J’avais décidé que je m’adresserais à l’officier
commandant le poste. C’était un grand bel homme à moustaches
noires, qui tout d’abord me toisa d’un air peu amical, et qui me
parut ne rien comprendre à mes questions. Il n’y comprenait rien,
en effet, n’ayant point passé la nuit à l’Élysée. Il avait pris la
garde à midi, et l’officier qu’il relevait ne lui avait parlé de
rien. Et comme néanmoins j’insistais, courtoisement, mais
péremptoirement, il me pria de lui laisser la paix et de sortir du
poste.
« Ce début n’était pas encourageant. Mais
je suis têtu.
« M’était-il possible d’entrer dans le
palais ? J’en voulus faire l’épreuve, et bravement je franchis
la grande porte, en criant : « Fournisseur ! »
Les factionnaires ne dirent mot. Malheureusement le suisse
veillait. Il courut après moi, et m’empoignant par le bras, il me
mit dehors en me disant que les fournisseurs ne traversent pas la
cour d’honneur, et que j’eusse à m’adresser à l’hôtel voisin…
M. Ducoudray eût pu être plus bref,
peut-être. Mais il disait ses efforts ; l’interrompre eût été
de l’ingratitude.
– Battu encore de ce côté, poursuivit-il,
je pris un grand parti. Je me plantai sur le trottoir, résolu à
accoster tous les officiers qui sortiraient. Ah ! madame, les
militaires de ma jeunesse étaient plus polis que ceux
d’aujourd’hui. Tous ceux à qui je m’adressais me toisaient du haut
de leurs épaulettes, et me répondaient brutalement :
« Qu’est-ce que vous me chantez là ?… Que me parlez-vous
de duel !… Est-ce que je sais, moi !… »
Ceci, pour Mme Delorge, était
une preuve que le fatal événement n’avait pas été ébruité.
Elle savait son mari trop aimé dans l’armée
pour que la nouvelle de sa mort, et dans des circonstances si
terribles, n’y produisit pas une grande émotion.
– Toujours éconduit, disait
M. Ducoudray, je commençais à me décourager, quand enfin je
vis venir un homme d’une quarantaine d’années, en bourgeois, mais
qu’à ses grandes moustaches, sa tournure et ses décorations, je
jugeai être un militaire.
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