Cette pensée,
pour la malheureuse femme, était un soulagement. Elle songeait que
s’il y eût eu quelque chose à faire pour sauver son mari, ce
quelque chose eût été fait.
– Eh bien ! reprit-elle après un
moment de réflexion, il faudrait voir le docteur Buiron, et lui
demander des détails…
– Je pars, dit simplement Krauss.
– Attendez, ce n’est pas à vous de faire
cette démarche, et j’ai besoin de vous ici… Qui envoyer, cependant,
qui ?
De tout temps, M. et
Mme Delorge avaient eu une existence fort retirée,
– l’existence des gens heureux et qui ont la sagesse de cacher leur
bonheur. Mais depuis leur arrivée à Paris, leur isolement était
complet. Tout entière à l’éducation de ses enfants,
Mme Delorge n’avait point cherché de relations et
ne voyait absolument personne. À peine connaissait-elle les gens
que recevait son mari.
– À qui m’adresser ?
répétait-elle…
Mais, de son côté, Krauss réfléchissait.
– Si j’allais chercher, proposa-t-il,
notre voisin, M. Ducoudray ? Madame sait combien il
aimait mon général…
– Oui, vous avez raison, courez le
prier…
Elle n’acheva pas, déjà Krauss était en
route.
Ce M. Ducoudray, qu’il allait prévenir,
était le plus proche voisin de Mme Delorge. Une
haie vive séparait seule son jardin du jardin de la villa. C’était
un bonhomme qui avait été dans le commerce, et qui s’était retiré
le jour où il s’était vu à la tête d’une douzaine de mille livres
de rentes.
En lui se résumaient assez exactement les
qualités et les défauts de l’ancien bourgeois de Paris, naïf et
roué tout ensemble, sceptique et superstitieux, le plus obligeant
du monde et d’un égoïsme féroce. Ignorant superlativement, il avait
une opinion sur tout, ne manquait pas d’esprit, ne doutait de rien,
s’occupait de politique, frondait le gouvernement et poussait à la
révolution, quitte à se réfugier au fond de sa cave le jour où elle
éclaterait.
Veuf, n’ayant qu’une fille mariée en province,
fort soigneux de sa personne et très passablement conservé,
M. Ducoudray n’avait pas renoncé à plaire, et parlait
quelquefois de se remarier.
Il était entré en relations avec le général à
propos de fleurs et d’arbustes qu’il lui avait donnés et dont il
avait tenu à surveiller la transplantation, – car il se prétendait
jardinier. – Il était venu ensuite s’enquérir de ses sujets. Et
depuis, il était revenu presque tous les jours, à l’issue du
déjeuner, ou le soir, pour chercher ou apporter des nouvelles ou
pour échanger des journaux.
Sa connaissance parfaite de la vie de Paris
l’avait mis à même de rendre quelques petits services. Il aimait à
se charger des commissions, cela l’occupait. Il était ravi quand
son ami le général lui disait, par exemple : « Vous qui
savez où on vend du bon bois, pas trop cher, papa Ducoudray, vous
devriez bien m’en acheter quelques stères… »
Tel était le bonhomme qui, moins de cinq
minutes après la sortie de Krauss, apparut dans le salon, où
Mme Delorge était allée l’attendre.
Il était pâle et tout tremblant d’émotion, et
s’était tant hâté d’accourir, qu’il avait oublié de mettre une
cravate.
– Quelle catastrophe ! s’écria-t-il
dès le seuil, quel épouvantable malheur !…
Et la malheureuse veuve en eut pour cinq
minutes à subir ces condoléances, qui tombent sur une grande
douleur comme de l’huile bouillante sur une plaie vive.
– Bien évidemment, disait
M. Ducoudray, il a fallu à ce duel fatal des causes
terriblement graves et tout à fait exceptionnelles… Quoi que
prétende Krauss, à qui tout d’abord j’ai fait cette observation, il
n’est pas naturel qu’on aille sur le pré au milieu de la nuit…
Mme Delorge tressaillit…
Étourdie par le coup terrible qui la frappait, elle n’avait pas
fait cette réflexion, si simple et si juste pourtant.
– Que diable ! continuait le
bonhomme, les affaires d’honneur ne se règlent pas ainsi, entre
gens du monde. On choisit des témoins qui se réunissent, qui
négocient, qui débattent les conditions de la rencontre… C’est
ainsi que les choses se passèrent lors de mon duel, en 1836, et
même mes témoins arrangèrent l’affaire…
Cependant le flux de ses paroles se tarit, et
Mme Delorge put lui expliquer ce qu’elle attendait
de lui.
Dès qu’il fut au courant :
– Voilà qui est convenu !
s’écria-t-il. Je prends une voiture, j’interroge ce médecin, et je
reviens vous rendre compte…
Il se précipita dehors, sur ces mots, et il
sortait à peine par une porte du salon, que Krauss apparaissait à
l’autre, celle de la chambre à coucher.
Le fidèle serviteur avait profité de l’instant
où il voyait sa maîtresse occupée, pour donner à son général ces
soins suprêmes que l’on doit aux morts…
– Madame !… s’écria-t-il d’une voix
rauque, madame…
Lui, si blême l’instant d’avant, il était plus
rouge que le feu, ses yeux flamboyaient, un tremblement convulsif
le secouait.
– Mon Dieu ! murmura
Mme Delorge épouvantée, qu’y a-t-il ?…
– Il y a, répondit le vieux soldat, avec
un geste terrible de menace, il y a que mon général n’a pas été tué
en duel, madame !…
Elle crut positivement qu’il perdait l’esprit
et doucement :
– Krauss, fit-elle, songez-vous à ce que
vous dites !…
– Si j’y songe ! répondit-il… Oui,
madame, oui, et trop pour notre malheur… Un duel, c’est un combat,
et mon général ne s’est pas battu !…
Cette fois, l’infortunée comprit. Elle se
dressa d’une pièce, et toute frémissante :
– Expliquez-vous, Krauss, dit-elle. Je
suis la femme, je suis… la veuve d’un soldat, je suis brave. Qui
avez-vous vu ? Qui vous a parlé ?…
– Personne… C’est la blessure de mon
général qui m’a tout dit… Ah ! tenez, madame, écoutez-moi, et
vous serez sûre comme je le suis moi-même. Vous nous avez vus faire
des armes, n’est-ce pas, quand mon général ou moi nous donnions des
leçons à M. Raymond ? Vous avez vu que nous nous placions
de côté, et effacés le plus possible, pour présenter moins de
surface au fleuret ? Eh bien ! en duel, sur le terrain,
on se place de même. Par conséquent, si on reçoit une blessure, ça
ne peut être que du côté qu’on présente à l’adversaire,
c’est-à-dire du côté du bras dont on tient son épée…
Mme Delorge haletait.
– Or, reprit Krauss plus lentement, si
mon général s’était battu, quel côté eût-il présenté à son
adversaire ? Le côté droit ? Non, évidemment, puisque
depuis Isly, il ne pouvait plus se servir du bras droit…
– Mon Dieu !… hier encore, il n’a pu
tenir un pistolet que de la main gauche…
– Juste ! et quand il faisait des
armes, c’était toujours de la main gauche. Eh bien ! c’est
au-dessous du sein droit, et un peu en arrière, que mon général a
reçu le terrible coup d’épée qui l’a traversé de part en part et
tué roide…
C’était clair cela, et bien admissible, sinon
indiscutable.
– Cependant, reprit le vieux soldat, je
n’ai pas que cette preuve de ce que je dis. Hier, j’avais donné à
mon général une épée neuve, une épée qu’il portait pour la première
fois… j’en ai manié la lame, et je jure, sur l’honneur et sur ma
vie, que cette épée n’a même pas été croisée avec une autre…
Foudroyée, Mme Delorge
s’affaissa sur son fauteuil, en murmurant :
– Plus de doute… mon mari a été lâchement
assassiné !…
V
C’était la seconde fois que cette formidable
accusation d’assassinat montait aux lèvres de
Mme Delorge.
Mais sur le premier moment, ç’avait été un cri
désespéré, dont elle n’avait pas conscience, dont la portée lui
échappait, et arraché par l’horreur du sang qui rougissait ses
mains…
Tandis que cette fois…
– Krauss, commanda-t-elle, faites
prévenir le commissaire de police de ce qui arrive, et qu’il
vienne… qu’il vienne vite.
Une de ses servantes, à ce moment, lui
apportait sa fille, qui pleurait et qu’on ne pouvait consoler.
Elle la prit entre ses bras, et, la couvrant
de baisers convulsifs :
– Va, pauvre enfant, lui dit-elle, comme
si elle eût pu la comprendre, ton père sera vengé ! Tout ce
que j’ai d’intelligence et de forces…
Elle n’acheva pas. Elle remit l’enfant à sa
bonne, en disant : « Emportez-la. »
Le commissaire de police entrait.
C’était un homme long et maigre, avec un grand
nez mélancolique, de petits yeux mobiles et de lèvres pincées.
Démarche, port de tête, geste, voix, tout en lui trahissait
l’opinion démesurée qu’il avait de lui-même et de sa mission
ici-bas.
Un vieux monsieur, tout ratatiné dans un
paletot de fourrures, venait derrière lui d’un air profondément
ennuyé. C’était le médecin qu’il avait requis.
Gravement, ce commissaire tira d’un étui et
étala sur la table des papiers, une plume et un encrier. Puis
s’étant assis :
– Je vous écoute, madame, dit-il à
Mme Delorge.
Rapidement et le plus clairement qu’elle put,
l’infortunée lui dit les angoisses des vingt-quatre mortelles
heures qui s’étaient écoulées depuis que le général avait reçu la
lettre fatale, comment son mari lui avait été rapporté mort ;
l’étonnement de son voisin, M. Ducoudray, qui refusait
d’admettre un combat de nuit ; enfin, les soupçons de Krauss
et les siens, basés, non plus sur des probabilités, mais sur des
faits positifs…
– C’est tout ? demanda l’impassible
commissaire.
Alors il prit la parole, et d’un ton de
réquisitoire se mit à lui démontrer l’injustice fréquente des
soupçons précipités. Pour sa part, il était loin de partager la
crédulité du sieur Ducoudray, homme d’ailleurs peu compétent. Il
avait eu en sa carrière connaissance de plus de dix duels de nuit.
Si de tels combats sont rares entre bourgeois, ils ne le sont pas
entre militaires, gens qui ont la tête près du bonnet, et qui,
portant une épée au côté, ont vite fait de la tirer sans se soucier
du lieu ni du moment…
Et il n’en finissait, car il soignait ses
périodes, prenait du temps et scandait ses mots, quêtant de l’œil
l’approbation du docteur.
Mme Delorge sentait son sang
bouillir dans ses veines.
– Bref, monsieur, interrompit-elle…
Il lui imposa silence du geste, et sans
changer de ton :
– Ce que j’en dis, du reste,
poursuivit-il, n’est que pour mémoire… Maintenant, je vais, comme
c’est mon devoir, procéder avec M. le docteur, ici présent,
aux constatations… et si madame veut bien nous faire conduire à
l’endroit où se trouve le défunt…
La courageuse femme déclara qu’elle les y
conduirait elle-même. Et sans s’arrêter aux avis du commissaire,
qui l’exhortait à ménager sa sensibilité, elle ouvrit la porte de
la chambre à coucher.
Tout y était changé, grâce à Krauss.
Sur le lit, retiré de l’alcôve, gisait
toujours le corps du général, mais dépouillé de ses habits,
souillés de boue et de sang.
Un drap le couvrait, qui dessinait la forme de
la tête, qui se creusait à partir des épaules et qui, se relevant
aux orteils, retombait en plis roides autour des matelas.
À la tête du lit, sur une table recouverte
d’une nappe blanche, était un crucifix entre deux flambeaux
allumés, et une coupe remplie d’eau bénite où trempait une branche
de buis…
Deux prêtres de la paroisse, qu’on était allé
chercher, étaient agenouillés et récitaient les prières des
morts…
– Eh bien ! procédons, dit le
commissaire au médecin…
Déjà le docteur avait rabattu le drap et mis à
nu le torse du général, et tout en procédant, selon l’expression du
commissaire, il dictait…
« … Sur le côté droit de la poitrine,
au-dessous de l’aisselle et même un peu en arrière, à douze
centimètres du mamelon, se trouve une blessure semi-lunaire, longue
de quatre centimètres et large de trois, avec des bords très nets,
secs et non ecchymosés, ayant pénétré très profondément, et allant
de haut en bas… »
Il constatait ensuite que le corps du défunt
ne présentait aucune trace de violence… puis il décrivait diverses
cicatrices déjà anciennes, dont une très considérable au bras
droit.
Sa conclusion était qu’il ne découvrait rien
qui empêchât d’admettre un duel loyal… Que si pourtant la mort
était le résultat d’un crime, ce crime avait été commis sans lutte
préalable, par une personne placée près du général et dont il ne se
défiait pas. C’est tout ce que put supporter l’honnête Krauss.
– Eh ! monsieur, s’écria-t-il, la
preuve du crime est toute dans cette circonstance que mon général a
reçu sa blessure du côté droit… Vous devez bien voir qu’il ne
pouvait pas tenir une épée au bras droit…
Le docteur hocha la tête.
– Cette question n’est pas de mon
ressort, répondit-il… Je ne puis, moi, constater que ce que je
vois… Le défunt a une large cicatrice au bras droit, je la signale…
Maintenant, se servait-il difficilement de ce bras, était-il même
incapable de s’en servir, c’est ce que je ne puis déterminer d’une
façon absolue…
Plus décisif, jusqu’à un certain point, fut
l’examen de l’épée du général.
Elle était neuve, ainsi que l’avait dit
Krauss, et les arêtes en étaient si vives, que le moindre choc les
eût ébréchées. Or, il ne s’y voyait aucune brèche. Donc elle
n’avait reçu aucun de ces chocs qui résultent d’un engagement.
– Il est clair, prononça le commissaire,
que cette épée n’a pas servi à un combat… Mais je dois ajouter
qu’on ne se bat pas toujours avec ses armes… je sais plusieurs
exemples…
D’un brusque mouvement,
Mme Delorge arrêta court ses citations.
– Soit, fit-elle, j’admets pour un moment
que mon mari s’est battu et s’est battu avec l’arme d’un
autre ; mais alors pourquoi son épée était-elle hors du
fourreau ?
Mais le commissaire de police n’était pas d’un
naturel à souffrir qu’on discutât ses appréciations.
– En voici assez, prononça-t-il d’un ton
rogue.
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