J’ai dû pousser un cri terrible… et de ce
moment je ne me rappelle plus rien…
Indifférent en apparence, le docteur guettait
son blessé du coin de l’œil.
– Eh bien ! lui dit-il, voilà ce
qu’il faudra, demain, répéter au commissaire de police…
Mais l’autre, à ces mots,
tressaillit :
– Pour cela, non ! s’écria-t-il,
non, à aucun prix !
C’était plus que de la répugnance, c’était de
l’effroi que manifestait le blessé.
À ce point que tous, le docteur excepté, en
demeurèrent stupéfaits, et que même le père Rivet s’oublia jusqu’à
murmurer à l’oreille de Peyrolas :
– Par ma foi ! le nom seul du
commissaire lui fait un drôle d’effet.
Lui vit bien l’impression produite :
– Je ne puis porter plainte,
déclara-t-il. Et tenez, messieurs, si après le grand service que
vous m’avez rendu, vous vouliez m’en rendre un plus grand encore,
vous n’ébruiteriez pas l’accident dont je viens d’être victime.
Il attendait une réponse avec une si évidente
anxiété, que M. Legris en eut pitié.
– Nous vous garderons le secret,
monsieur, dit-il, vous avez notre parole.
– Soit ! soupira Peyrolas. Et
pourtant, quel article !…
Dès lors, le blessé parut recouvrer toute sa
liberté d’esprit. Mme Justus lui avait préparé une
tasse de feuilles d’oranger, il la but et annonça que, se sentant
mieux, il allait regagner son logis.
Puis, tandis qu’on l’aidait à revêtir ses
habits :
– Je me nomme Raymond Delorge, messieurs,
dit-il, et je demeure rue Blanche… J’espère, une fois rétabli, vous
témoigner toute ma gratitude…
Cependant il avait trop présumé de ses
forces ; lorsqu’il essaya de faire un pas, il chancela.
– Diable ! fit-il avec un sourire
inquiet, la tête me tourne et j’ai les jambes comme du coton…
– Mais moi, j’avais prévu ce qui arrive,
monsieur, interrompit le docteur. Adonis vient de sortir pour
tâcher de nous trouver une voiture, et pour plus de sûreté je vous
accompagnerai.
Toute la nuit, il passe sur le boulevard de
Clichy des voitures attardées qui regagnent le dépôt, le garçon du
café de Périclès ne tarda pas à reparaître, annonçant
qu’il ramenait un fiacre.
On aida le blessé à y monter, le docteur s’y
installa près de lui, et le cocher fouetta son cheval.
Rarement M. Legris avait été aussi
intrigué, et il cherchait dans sa tête quelqu’une de ces questions
insidieuses qui forcent la réponse.
Raymond Delorge ne lui laissa pas le temps de
la trouver.
– Ainsi, docteur, commença-t-il, je vais
être obligé de garder le lit ?
– Pendant quelques jours, oui.
– En ce moment, ce peut être pour moi un
irréparable malheur…
– Oh !…
– Et ce n’est pas tout. Je ne sais ce que
je donnerais pour qu’on ne s’aperçût pas chez moi de mon accident.
J’ai perdu mon père, docteur, je vis avec ma mère et ma sœur, dont
la tendresse n’est déjà que trop facile à s’alarmer.
– Ne dites rien alors. Cachez vos
vêtements qui vous trahiraient et restez couché sous prétexte d’une
indisposition…
– C’est bien à quoi je pense ;
seulement il faudrait un médecin…
– Qui fût votre complice, n’est-ce
pas ? Eh bien ! j’irai vous voir, fit le docteur avec une
précipitation qu’il regretta.
Mais il était trop tard pour rien
ajouter ; la voiture s’arrêtait rue Blanche. Le blessé en
descendit seul et quand il fut sur le trottoir :
– Allons, dit-il, l’air m’a fait du bien,
et je me sens de force à gravir l’escalier en me tenant à la rampe…
Vous m’excuserez, docteur, de ne pas vous prier de monter, mais je
suis certain que moi n’étant pas rentré, ma pauvre mère n’est pas
encore endormie, et un autre pas que le mien l’inquièterait… Et
enfin, pour abuser de vous jusqu’au bout, je vais vous demander de
payer le cocher, car on m’a pris jusqu’à mon dernier sou…
– Bien ! bien ! ne vous
tourmentez pas… Allons, rentrez, voici votre porte ouverte. Et pas
d’imprudence !… Je serai chez vous à midi.
Resté seul, le docteur renvoya le fiacre,
préférant rentrer à pied.
– Drôle d’histoire ! grommelait-il,
singulier garçon !… Qu’est-ce que cette lettre qu’il a
avalée ? Pourquoi ne veut-il pas porter plainte ? Mais
bast ! j’aurai sans doute le mot de l’énigme demain.
Il disait cela, seulement il ne pouvait
empêcher sa cervelle de trotter.
Et le lendemain, il dut presque se faire
violence pour attendre onze heures avant de se présenter rue
Blanche.
Un vieux serviteur en qui tout trahissait
l’ancien soldat vint ouvrir, et il avait été prévenu, car dès qu’il
aperçut le docteur :
– M. Raymond attend monsieur,
déclara-t-il, et si monsieur veut me suivre…
Le docteur trouva son malade beaucoup mieux
qu’il ne l’espérait.
Et quand il eut examiné la blessure et indiqué
le régime à garder, il s’assit, espérant vaguement quelques
éclaircissements en échange de ses soins.
Il n’en recueillit aucun. Le blessé semblait
avoir oublié son aventure. Il dit simplement que sa mère n’avait
aucun soupçon, et se mit à causer de tout autre chose. Et il en fut
de même pendant une semaine, où M. Legris vint tous les
jours.
Raymond le recevait affectueusement et comme
s’il eût eu la volonté de conserver ces relations que le hasard
avait nouées, mais il évitait avec une sorte d’affectation de
parler de soi, de ses affaires, de sa famille.
Après dix visites, le docteur n’avait entrevu
ni madame ni mademoiselle Delorge.
Aussi, quand, au café de Périclès,
Peyrolas ou le père Rivet lui demandaient des nouvelles de son
malade, et aussi quelques renseignements :
– Il est autant dire guéri, répondait-il,
et vous le verrez un de ces soirs… C’est un brave et loyal garçon,
bien qu’un peu froid et d’une réserve excessive… Ancien élève de
l’École polytechnique, il était ingénieur des ponts et chaussées
quand il a donné sa démission pour s’occuper de chimie
industrielle…
C’était tout ce qu’il savait, et c’était,
pensait-il, tout ce qu’il saurait jamais ; quand un dimanche –
c’était le 27 février 1870, le dimanche gras – sur les cinq heures
du soir, il se présenta rue Blanche.
À sa vue, Raymond bondit sur son fauteuil, et
d’une voix émue :
– Ah ! docteur, s’écria-t-il, je
tremblais que vous ne vinssiez pas !
Son impassibilité habituelle se
démentait ; l’éclat de ses yeux et un tremblement fébrile
trahissaient ses angoisses.
– Il vous arrive quelque chose ?
demanda M. Legris.
Pour toute réponse, Raymond prit une lettre
sur son bureau, et la tendant au docteur :
– Voici ce que je reçois, dit-il ;
lisez.
Cette lettre, non signée, était écrite à
l’encre bleue sur d’horrible papier.
Elle disait :
« Cette nuit, une scène aura lieu, dont
IL FAUT que M. Delorge soit témoin.
« Qu’il se trouve à minuit au bal de la
Reine-Blanc he. Un homme s’approchera de lui et lui
dira : « Je viens du jardin de l’Élysée. » Qu’il
suive hardiment cet homme partout, je dis bien partout, où
il le conduira.
« Qu’il vienne, pour elle, sinon pour
lui. Et qu’il ne craigne rien, celui qui lui écrit est son
ami. »
Ayant lu, le docteur n’eut pas l’ombre d’une
hésitation.
– Je pense, mon cher monsieur Delorge,
prononça-t-il, que ceux qui vous ont manqué une première fois
veulent prendre leur revanche.
Raymond hochait la tête.
– Peut-être avez-vous raison, fit-il, et
cependant il est de mon devoir de me rendre à ce rendez-vous.
Sa détermination était si évidente, que le
docteur n’eut pas même l’idée de la combattre.
– Au moins, conseilla-t-il, faites-vous
accompagner…
On eût dit que Raymond attendait cet avis.
Fixant M. Legris :
– Par qui ? demanda-t-il. Je suis
malheureux, je vis seul. J’ai deux amis, deux frères, mais ils sont
loin de Paris. Où trouver un homme qui consente à braver pour moi
un péril inconnu, et qui me jure, quoi qu’il arrive, un inviolable
silence ?
Le docteur n’hésita pas.
– Je serai cet homme, monsieur Delorge,
dit-il d’une voix ferme.
Et quelques heures plus tard, en effet, le
docteur Legris et Raymond Delorge remontaient la rue Fontaine, se
rendant au rendez-vous de la lettre anonyme.
II
Le soir, lorsqu’on arrive au haut de la rue
Fontaine-Saint-Georges, on voit briller en face de soi, de l’autre
côté du boulevard extérieur, au-dessus d’une porte immense, une
guirlande de becs de gaz.
C’est l’illumination du bal de la
Reine-Blanche.
À droite, se trouve un café-débit de vins
divisé en quantité de salons de société par des cloisons de
planches légères, découpées à la mécanique.
À gauche, en contrebas, est une échoppe de
pâtissier, où les ouvrières des environs viennent acheter des
friandises qui font frémir, des tartes aux fruits et des choux à la
crème.
Ce n’est pas l’élite des salons de Paris qui
danse à la Reine-Blanche, bien qu’une « mise
décente » y soit de rigueur.
Les soirs de bal, c’est-à-dire le dimanche, le
lundi et le jeudi, on rencontre aux environs nombre de messieurs à
casquette de toile cirée et à cheveux collés aux tempes qui n’ont
rien de rassurant.
Or, il y avait « fête à la
Reine » comme disent les habitués, le soir où Raymond
Delorge et le docteur Legris s’y présentèrent.
Deux immenses pancartes collées le long des
montants de la porte annonçaient, en l’honneur du dimanche gras, un
grand bal paré et masqué avec surprises et divertissements variés,
tels que quadrille infernal, tombola et galop final éclairé aux
flammes de Bengale.
– Allons, il faut entrer, dit le docteur
à Raymond.
Ils entrèrent. Ils suivirent une assez longue
avenue boueuse, plantée de chaque côté d’arbustes rabougris. Ils
traversèrent un vestibule où sont établis le contrôle et le
vestiaire. Et enfin, poussés par la foule, ils arrivèrent à la
salle de bal.
C’est quelque chose comme une vaste grange,
fort étroite, très longue, avec un plafond excessivement bas,
décoré de barbouillages surprenants. Au fond, se trouve une sorte
d’estrade, élevée de trois marches, où boivent les gens
sérieux.
Le parquet, c’est-à-dire l’espace réservé aux
danseurs, est protégé par une balustrade, et tout autour, des
tables sont rangées, à travers lesquelles circulent péniblement les
simples curieux.
La fête atteignait son apogée, quand entrèrent
les deux jeunes gens.
Aux sons enragés des pistons et des trombones,
deux cents danseurs, hommes et femmes, rouges, haletants,
échevelés, se mêlaient, se démenaient et se disloquaient, en proie
à une sorte d’épilepsie furieuse.
Et assis à toutes les tables, pressés,
entassés, trois cents consommateurs des deux sexes buvaient de la
bière à pleine chopes, et tarissaient, d’une soif inextinguible,
d’immenses saladiers de vin.
La chaleur était intolérable, le gaz brûlait
les yeux, mille senteurs âcres et nauséabondes saisissaient à la
gorge. Et du parquet, incessamment battu en mesure, montaient des
flots de poussière qui se résolvaient en pluie, après avoir plané
comme un nuage au-dessus de la cohue.
En dépit de l’affiche qui promettait un bal
paré et masqué, on n’apercevait que de rares costumes ! Des
oripeaux sans nom, des haillons immondes, passés, tachés, souillés,
qui, depuis des années, de carnaval en carnaval, traînaient sur
l’échine des ivrognes, et s’éraillaient aux tables boiteuses des
cabarets de barrière…
Non sans peine, le docteur et Raymond
trouvèrent, sur l’estrade, à un endroit d’où ils dominaient tout le
bal, une table libre et bien en vue.
Et ils étaient à peine assis qu’un garçon
s’approcha, demandant ce qu’il fallait servir à ces messieurs.
– Donnez-nous de la bière, commanda le
docteur.
Grâce à sa robuste carrure, au ton surtout
dont il criait : « Gare aux taches ! » ce
garçon glissait comme une anguille à travers cette cohue.
Il ne tarda pas à reparaître, portant une
bouteille et deux verres ; mais avant de verser :
– C’est vingt sous, dit-il, et
d’avance.
Le docteur Legris paya sans sourciller.
C’est sans arrière-pensée qu’il s’était mis à
la disposition de Raymond.
Son concours accepté, il s’était promis de
brider sa curiosité, si ardente qu’elle pût être, se jurant bien de
ne rien tenter, de ne pas adresser une question pour forcer ou
surprendre les confidences de celui qui s’en remettait à sa bonne
foi.
Raymond Delorge, lui, devait être à mille
lieues de la situation présente. Accoudé sur la table vineuse, le
front dans la main, l’œil fixe, le visage contracté, il demeurait
abîmé dans les plus noires pensées. Avait-il conscience de
l’endroit où il se trouvait ? Assurément non. Il ne
s’apercevait pas que les polkas succédaient aux quadrilles, les
valses aux mazurkas, et que le temps passait.
Le docteur s’en apercevait, lui : à tout
instant il tirait sa montre, jusqu’à ce qu’enfin, impatienté, il
secoua son compagnon en lui disant :
– Savez-vous que la nuit avance et que
notre homme ne paraît guère ?… Si votre lettre allait n’être
qu’une stupide mystification !…
Raymond tressaillit, comme le rêveur qu’on
arrache à ses rêves :
– Impossible ! répondit-il.
– Pourquoi ? Serait-ce parce que
cette lettre vous parle d’elle, c’est-à-dire d’une femme que vous
aimez ?…
Une larme brilla dans les yeux de ce singulier
garçon, larme de douleur ou de colère :
– Non, prononça-t-il, ma certitude a une
autre cause. Vous vous rappelez, n’est-ce pas, la phrase de
reconnaissance que doit prononcer celui qui viendra nous chercher
ici ? Eh bien ! c’est dans le jardin de l’Élysée que mon
père, le général Delorge, a été tué, dans la nuit du 30 novembre au
1er décembre 1851…
L’accent de Raymond, le feu sombre de son
regard, éveillaient dans l’esprit du docteur un monde de
conjectures. Mais il les écarta.
Il venait de remarquer un des rares
« déguisés » du bal qui, depuis un moment, les
épiait.
C’était un petit homme taillé en force, d’une
physionomie plutôt vulgaire que méchante. Il portait un costume
d’ordre composite : un large pantalon de velours éraillé, à
bandes de satin jadis blanc, et une veste espagnole dont la moitié
des boutons manquait. Sur la tête il avait une toque rouge, ornée
d’un grand plumet.
– Serait-ce donc celui que nous
attendons ? pensait M. Legris.
C’était lui.
Il s’approcha de Raymond, lui frappa
familièrement sur l’épaule, et d’une voix dont l’alcool avait
depuis longtemps détrempé les cordes :
– Je viens du jardin de l’Élysée,
prononça-t-il.
Comme s’il eût été mû par un ressort, Raymond
se dressa tout d’une pièce et dit :
– Je suis prêt à vous suivre.
– En ce cas, arrivez vite, car nous
sommes en retard.
Ce n’était pas sans une intime et bien
naturelle satisfaction que le docteur Legris avait pris la mesure
de cet inconnu, à qui Raymond et lui allaient s’abandonner.
– Ou je n’ai jamais su ce qu’est une
physionomie, pensait-il, ou ce gros gaillard est absolument
incapable d’un crime.
Cependant le docteur songeait aussi :
– Ah çà ! est-ce dans ce costume
qu’il va nous conduire Dieu sait où ?…
Pas tout à fait.
Arrivé au vestiaire, l’inconnu y prit un large
mac-farlane qu’il jeta sur ses épaules et échangea contre un
chapeau de feutre mou sa toque à plumet. Puis, d’un air content de
soi :
– Hein ! fit-il, je ne suis pas long
à changer de pelure, moi, et si vous avez de bonnes jambes…
Mais il s’interrompit, tout interloqué, en
reconnaissant que Raymond n’était pas seul.
– Oh ! oh ! oh !
gronda-t-il sur trois tons différents, et d’une voix toujours plus
éraillée que le velours de son pantalon… On ne m’avait annoncé
qu’une pratique.
Le docteur s’avançait pour intervenir ;
Raymond le prévint.
– C’est possible, répondit-il, mais si
monsieur ne peut m’accompagner, je renonce à vous suivre.
L’homme, évidemment perplexe, se grattait le
nez avec une sorte de rage.
1 comment