Ce devait être un moyen à lui de
provoquer l’éclosion des idées. Et il lui réussit, car
soudain :
– Bête que je suis ! s’écria-t-il,
je vais régler cela en un tour de main. Ne bougez pas, je
reviens.
Et il se rejeta dans la mêlée du bal.
– Ah ! c’est nous qui sommes des
niais ! fit presque aussitôt M. Legris. Cet homme rentre
chercher des instructions ; donc celui qui l’emploie et le
paye, l’auteur de la lettre anonyme, est dans la salle. J’aurais dû
me lancer sur ses talons, et si je savais qu’il fût encore
temps…
Non… l’homme reparaissait.
– Tout est arrangé, dit-il gaîment,
arrivez tous deux ; ce sera le même prix…
L’instant d’après ils étaient dehors.
Il était bien près d’une heure, à ce moment.
L’économe administration de la Reine Blanche avait éteint
son illumination extérieure. Le pâtissier avait mis les volets de
son échoppe. Tout était fermé aux environs. Il ne passait plus un
chat sur le boulevard de Clichy, et c’est à peine si de loin en
loin on apercevait un sergent de ville s’abritant sous quelque
porte cochère.
Le temps, après avoir menacé toute la journée,
était devenu affreux. C’était une véritable tempête qui s’abattait
sur Paris, pliant comme des roseaux les jeunes arbres du boulevard,
tordant les tuyaux de cheminées, faisant voler au loin les ardoises
des toits.
Cependant la nuit n’était pas sombre, et par
moments, à travers les déchirures des nuages noirs chassés par un
vent furieux, la lune apparaissait, accentuant la silhouette des
maisons et faisant resplendir comme des miroirs d’argent les
flaques d’eau des avenues.
Mais qu’importait le temps, au docteur et à
Raymond ? Ayant relevé le collet de leur paletot, ils
s’étaient pris par le bras, et, silencieux, ils marchaient derrière
leur guide.
Lui allait, d’une allure insoucieuse, les
mains dans les poches, sifflotant un air de valse.
En sortant de l’allée boueuse de la Reine
Blanche, il avait pris du côté de la cité Véron, la cité par
excellence des jolis « cabinets à louer ».
Il fit ainsi cent cinquante pas, dans la
direction des Batignolles, puis tournant court, il s’engagea dans
l’avenue du cimetière du Nord.
C’est une large avenue plantée d’arbres où se
fait dans le jour un grand commerce de vins et d’emblèmes
funéraires, mais qui n’a d’autre issue que le cimetière dont on
aperçoit, à l’extrémité, le large portail.
Aussi, le docteur s’arrêta-t-il net, et
lâchant le bras de Raymond :
– Ah çà ! l’ami, demanda-t-il à leur
guide, où nous menez-vous par là ?
– Où l’on m’a dit.
– Soit ! Mais la nuit, quand le
cimetière est fermé, cette avenue est une impasse…
– Possible !… Allons,
avançons-nous ?…
– Vous nous accorderez bien dix secondes,
interrompit M. Legris.
Et attirant Raymond à l’écart :
– Si vous me connaissiez mieux, lui
dit-il très vite, je n’aurais pas besoin de vous affirmer que je ne
suis pas un homme à reculer jamais. Seulement j’aime à me
renseigner. Notre expédition me paraît prendre une tournure
singulière. Donc, excusez mes questions : neuf fois sur dix,
quand on reçoit une lettre anonyme, on sait quel nom mettre au
bas…
Raymond l’arrêta d’un geste :
– La lettre peut aussi bien venir d’un
ami dévoué que d’un ennemi mortel, répondit-il, voilà tout ce que
je puis dire…
M. Legris ne broncha pas.
– Parfait ! dit-il, comme s’il eût
été satisfait de cette réponse évasive.
Et de ce ton goguenard dont les hommes forts
voilent leurs impressions :
– Nous sommes à vous, l’ami, cria-t-il à
leur guide : allez…
Il alla droit à la porte du cimetière, et il
s’apprêtait à tirer la corde de la cloche, quand Raymond, d’un
geste rapide, lui arrêta le bras.
– Prenez garde, lui dit-il, ni mon ami ni
moi ne sommes de ceux qu’on mystifie impunément.
Dédaigneusement l’homme haussa les
épaules.
– J’ai l’ordre, répondit-il, de ne vous
donner aucune explication. J’ai reçu une commission, je la remplis.
Voulez-vous pousser la chose jusqu’au bout ? Laissez-moi
faire. Avez-vous peur et désirez-vous en rester là ?
Retournons d’où nous venons. Moi, je m’en bats l’œil ; arrive
qui plante, je suis payé d’avance !
Et ce disant, il frappa sur la poche de son
pantalon de velours, qui rendit un son métallique.
– Cependant…
– Il n’y a pas de cependant, c’est oui ou
non, et tout de suite, car je n’ai pas envie de moisir ici… Et,
par-dessus le marché, je dois vous engager à brider votre langue,
quoi qu’il arrive. Un mot seulement ou une exclamation pourraient
nous coûter cher… Nous jouons plus gros jeu que vous ne pensez…
Le docteur Legris se pencha vers son
compagnon.
– Laissons-le faire, lui souffla-t-il
dans l’oreille.
– Faites donc, dit Raymond, nous nous
tairons.
L’homme sonna et attendit.
Deux minutes s’écoulèrent, on entendit un pas
traînant et quelques jurons étouffés, et enfin la porte du
cimetière s’entrebâilla.
Un homme, un gardien, parut, portant une
lanterne. Tiré de son lit par le son de la cloche, il était à
demi-vêtu et coiffé d’un bonnet de coton.
– Qu’est-ce que vous voulez ici ?
demanda-t-il brutalement.
Pour toute réponse, le guide des deux jeunes
gens tira de sa poche un papier et le lui tendit en
disant :
– Savez-vous lire ? Lisez, et vous
le saurez, mon brave.
Méthodiquement, le gardien accrocha sa
lanterne à une des ferrures de la porte, et se mit à parcourir ce
papier, examinant avec soin les timbres dont il était revêtu. Et
quand il eût achevé :
– Que ne parliez-vous tout de
suite ! fit-il. Combien êtes-vous ?
– Trois.
– Entrez.
Ils entrèrent, et quand le gardien eut
soigneusement refermé la porte :
– Puisque vous êtes là, dit-il, les
rondes seraient inutiles, n’est-ce pas ?
– Évidemment ! répondit du ton le
plus tranquille l’homme au mac-farlane.
– En ce cas, je vais me payer un fameux
somme ; et vous autres, bien du plaisir, et bonne
chance !
C’est dans l’attitude d’un flegme
imperturbable, que l’étrange danseur de la Reine-Blanche
suivit de l’œil le gardien qui, sans défiance, regagnait sa
maisonnette.
Mais quand il l’eut vu rentrer et tirer la
porte sur lui, ah ! alors il respira à pleins poumons, comme
après un péril heureusement conjuré. Et dessinant du bras un geste
moqueur :
– Ni vu ni connu ! fit-il de sa voix
la plus enrouée. Enfoncé le gêneur !…
Ses compagnons, Raymond et le docteur Legris,
l’examinaient d’un air de stupeur immense ; mais il s’en
souciait bien, vraiment !
– Nous y sommes ! répétait-il
gaiement, nous y sommes !…
Ils étaient alors debout au milieu du
rond-point qui ouvre le cimetière Montmartre, à quelques pas du
socle de marbre où semble dormir de l’éternel sommeil le bronze de
Godefroy de Cavaignac.
Devant eux, jusqu’au fond de l’horizon, se
déroulait l’immense champ du repos, devenu trop étroit.
Certes, ni le docteur ni Raymond n’étaient
accessibles aux terreurs superstitieuses qui hantent les cerveaux
faibles, et cependant, peu à peu, ils se sentaient envahis par
cette vague et mystérieuse angoisse qui se dégage de la mort.
Seul, le guide gardait son insouciance.
– Le plus fort est fait, reprit-il, mais
si nous restons ici à reverdir, nous arriverons trop tard. Allons,
en avant trois !…
Et sans hésiter, en homme qui connaît sa
route, il s’engagea dans une des allées de droite, une longue allée
bordée d’une triple rangée de monuments funèbres.
Sans une objection, sans un mot, les jeunes
gens le suivirent encore. Où ? Dans quel but ? Ils ne se
le demandaient même plus eux-mêmes, tant ils étaient bouleversés
par l’étrangeté de la situation et saisis du spectacle qui
s’offrait à eux.
La pluie avait cessé, mais le vent redoublait
de furie et se déchaînait dans les arbres, emplissant l’air de
sifflements lugubres, qui semblaient, dans la nuit, des
gémissements et des sanglots. Toujours plus pressés et plus
rapides, les nuages volaient emportés par la tourmente. Les
ténèbres, à tout instant, succédaient aux clartés indécises de la
lune. L’ombre se peuplait. Tout revêtait des formes fantastiques.
Les grands cyprès se dressaient, menaçants comme des spectres, et,
pareilles à de blancs fantômes, apparaissaient les statues éplorées
debout sur les tombeaux…
Cependant, l’homme au mac-farlane allait
toujours à travers le dédale du cimetière.
Du même pas égal et sûr il traversa
successivement plusieurs avenues, descendit un escalier, remonta
une pente roide, et finalement s’arrêta devant une sorte de
clairière, non loin de la chapelle bâtie récemment par la famille
de Champdoce.
– Halte ! prononça-t-il, nous sommes
arrivés.
Très évidemment, toutes ses mesures étaient
d’avance prises, et bien prises pour atteindre le but qu’il se
proposait. Il avait dû venir dans la journée reconnaître le
terrain.
Il attira les jeunes gens derrière un épais
rideau d’arbres verts, et leur montrant un banc vermoulu au milieu
des broussailles :
– Asseyez-vous là, leur dit-il.
– Soit ! et ensuite ?
– Ensuite ? Il ne s’agit plus que
d’ouvrir les yeux et les oreilles. Regardez…
De l’endroit où ils étaient postés, les jeunes
gens apercevaient, à une vingtaine de mètres, la portion du mur de
clôture qui longe la rue de Maistre.
Entre eux et le mur, le terrain était plat et
nu, et ils n’y voyaient rien qu’une tombe. Cette tombe était en
réparation.
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