Ainsi, à en croire les paysans et les malheureux du
pays, c’est la plus pure, la plus chaste, la meilleure, la plus
charitable des créatures…
– Eh mais ! c’est une assez bonne
réputation, ce me semble.
– Oui, mais ce n’est qu’une réputation…
Tenez, raisonnons. Mlle Simone est-elle forcée de
vivre comme elle le fait ? Non. Elle n’est pas plus laide
qu’une autre et elle est immensément riche…
– Vous disiez la duchesse ruinée…
– M. Bizet hocha la tête.
Et c’est vrai, répondit-il. Seulement
Mlle Simone a sa fortune à elle, que je ne saurais
évaluer à moins de deux cent milles livres de rentes… Maillefert,
qui vaut au bas mot un million, est à elle. Je lui connais, le long
d’Authion, je ne sais plus combien de centaines d’hectares de
prairies… Les meilleurs crus de Bourgueil lui appartiennent…
L’ancien commandant d’artillerie riait à se
tordre.
– Et vous pouvez croire mon neveu,
fit-il, car il est bien renseigné…
M. Bizet rougit.
– Mais… comme tout le monde,
balbutia-t-il.
– Oh !… cent fois mieux, mon neveu,
car enfin, l’an dernier, quand tu pensais que
Mlle Simone serait une charmante dame de
Chenehutte, tu es allé aux informations…
De rouge qu’il était, M. Bizet devint
cramoisi.
– Soit, dit-il. J’aurais peut-être fait
une folie l’an dernier… Mais j’ai réfléchi. J’ai compris que, si
Mlle de Maillefert s’isole ainsi, c’est
qu’elle a une bonne raison. Or, cherchez la raison d’une jeune
fille, et vous trouverez… un amant.
Depuis un moment, Raymond dissimulait mal son
irritation.
Il bondit à ce dernier mot comme sous un coup
de fouet, et se dressant :
– Vous mentez ! dit-il à
M. Bizet.
Du coup, les brillantes couleurs de
M. de Chenehutte disparurent.
– Voilà un mot que vous allez retirer,
monsieur, s’écria-t-il.
Raymond haussa les épaules.
– Très volontiers, fit-il tranquillement,
si vous pouvez nous nommer l’amant de
Mlle de Maillefert…
Mais, au lieu de répondre :
– Non, cela ne se passera pas ainsi,
clama M. Bizet, il faudra me rendre raison…
Et il sortit, tirant sur lui la porte à la
briser.
– Allons, bon ! s’écria l’ancien
commandant d’artillerie, voilà mon étourneau parti ! Que le
diable emporte les jeunes gens, n’est-il pas vrai,
Boursonne !
Et, s’adressant à Raymond :
– Je ne prétends pas, continua-t-il, que
mon neveu ait raison ; mais convenez, monsieur, que vous
n’êtes guère parlementaire.
– Monsieur…
– Il est de ces mots qu’on ne dit pas,
sacrebleu ! surtout à un garçon qui a bien dîné… car Savinien
avait parfaitement dîné, comme toujours lorsqu’il vient me rendre
visite…
Tout en parlant, d’un ton de mauvaise humeur,
il avait débourré sa pipe, une superbe pipe d’écume de mer, et il
la serrait avec les plus délicates attentions dans un étui de
maroquin doublé de velours.
– Sotte affaire, grommelait-il, sotte
superlativement, sotte en cinq lettres… Où prendre mon neveu,
maintenant ! Si seulement il était allé au Café du
commerce !…
Ses préparatifs de départ étaient achevés.
– Car il faut arranger cela, Boursonne,
dit-il encore et, je compte sur vous pour chapitrer M. Delorge
pendant que je vais laver la tête de mon neveu… Il n’y a pas là de
quoi fouetter un chat…
Il sortit sur ces mots.
Et dès que M. de Boursonne l’eut
entendu refermer la porte qui donnait sur la grande route, il vint
se planter devant Raymond et, croisant les bras :
– Je suppose, dit-il, que vous avez trop
dîné aussi, vous, ou que votre cervelle déménage…
– Pourquoi cela, monsieur ?…
Le vieil ingénieur leva les bras au ciel, et
d’un accent de commisération profonde :
– Il le demande ! fit-il. Comment,
malheureux, sur les propos d’un sot, d’un idiot, d’un fat, vous
entrez en fureur et vous demandez ce que vous avez fait
d’insensé ! Je vous déclare, moi, que je le trouvais très
amusant, ce sire de Chenehutte, que j’allais passer une soirée très
agréable, et que vous m’avez gâté mon plaisir.
Mais Raymond était encore sous l’impression de
l’agacement que lui avait causé M. Savinien Bizet.
– Et moi, monsieur, prononça-t-il, je
vous déclare qu’il est des propos que je n’entendrai jamais de
sang-froid.
– Quels propos ?
– Quoi ! ce drôle se permet de dire
que Mlle Simone de Maillefert a un
amant !…
– Qu’est-ce que cela vous fait ?
L’objection avait assez de valeur pour
embarrasser Raymond. Aussi, au lieu de répondre
directement :
– N’est-il pas manifeste, continua-t-il,
que c’est là une calomnie ignoble inspirée à ce monsieur par le
dépit qu’il éprouve d’être dédaigné par la famille de Maillefert en
général et par Mlle Simone en
particulier ?…
M. de Boursonne levait les épaules
par-dessus la tête.
– Et après !… interrompit-il. Est-ce
que cela vous regarde ? est-ce que cela vous touche ?
Êtes-vous le parent de Mlle de Maillefert, son
ami, son allié ?… La connaissez-vous ? Lui avez-vous
seulement parlé ?…
À grand renfort d’allumettes – peut-être aussi
pour dissimuler une vive rougeur, Raymond allumait un
cigare :
– Il se peut que je sois ridicule,
commença-t-il…
– Oh !… prodigieusement
ridicule…
– … Mais jamais, devant moi, un fat
n’insultera impunément une femme. Et si tous les hommes de cœur
étaient de mon avis, la réputation d’une jeune fille ne serait pas
à la merci du premier polisson venu. J’ai une sœur, moi, et si un
drôle osait parler d’elle comme ce Bizet parlait de
Mlle Simone, je m’estimerais heureux qu’il se
trouvât là un garçon d’honneur pour prendre sa défense.
En tout autre moment,
M. de Boursonne se serait sans doute amusé de l’animation
de Raymond.
Mais ce n’était pas l’occasion de jeter de
l’huile sur le feu, et d’un ton conciliant :
– Soit, dit-il, vous avez raison en
principe, mais pour ce soir n’insistez pas… Notre digne commandant
d’artillerie va nous ramener son neveu, donnez-lui la main, et
qu’il ne soit plus question de rien…
La porte de la rue s’ouvrait en ce moment.
Seulement ce ne fut pas l’ancien artilleur qui entra. Ce fut un
jeune homme à mine grave, qui demandait à entretenir
M. Raymond Delorge en particulier.
– Oh ! vous pouvez parler devant
monsieur, dit Raymond en montrant M. de Boursonne.
Le jeune homme alors s’assit, les jambes
écartées et les mains sur les genoux, toussa, et d’un ton solennel
expliqua qu’il était envoyé par son ami, M. Savinien de
Chenehutte, lequel, ayant été gravement insulté par
M. Delorge, demandait une réparation par les armes…
– Permettez, permettez !… commença
le vieil ingénieur.
Raymond l’interrompit :
– Je suis aux ordres de M. Bizet de
Chenehutte, dit-il.
– Alors, monsieur, reprit le jeune homme,
veuillez m’indiquer vos témoins, pour que nous réglions les
conditions…
Et, ayant remis sa carte à Raymond, il salua
gravement et se retira d’un pas de grand-prêtre.
M. de Boursonne paraissait
exaspéré.
– Eh bien, vous voilà content, monsieur
Delorge, s’écria-t-il… Vous voilà un duel sur les bras !…
Seulement, où allez-vous pêcher des témoins ?
– Je comptais vous prier de m’en servir,
monsieur.
– Moi !… Allons, décidément, la tête
n’y est plus. Moi, votre chef, j’autoriserais votre folie en ma
présence… jamais. Ce serait doubler le scandale. Car ne vous y
trompez pas, vous allez être la fable du pays… Et
Mlle Simone aussi, qui plus est. Joli service que
vous lui rendez, à cette pauvre fille ! La peste soit de mon
don Quichotte ! sans compter qu’avant huit jours vous serez
dénoncé à qui de droit. Et je serais votre témoin !… Vous
rêvez, mon cher…
Peut-être Raymond s’attendait-il un peu à cet
accueil :
– Alors, fit-il, je vais prier maître
Béru de m’indiquer dans le pays deux anciens militaires ; ils
ne me refuseront pas, eux…
Le vieil ingénieur ne sembla pas
l’entendre.
Il arpentait la salle à manger, gesticulant,
tirant de sa pipe des nuages de fumée, jusqu’à ce que tout à
coup :
– Eh bien !… non !
s’écria-t-il, vous êtes un brave garçon, Delorge, et je serai aussi
fort que vous… Il ne sera pas dit, sacré tonnerre ! qu’un
ancien de l’école ira risquer sa peau sans un camarade pour
l’assister… Je serai dénoncé aussi, c’est clair, mais ils diront ce
qu’ils voudront à Paris, je m’en bats l’œil… Donc, c’est dit, je
prends un de nos conducteurs et je vais trouver vos gens…
– Ah ! monsieur, commença Raymond,
ravi…
– C’est bon, c’est bon, vous me
remercierez demain. Pour l’instant, parlons raison. Quelle arme
préférez-vous ?
– Ce n’est pas à moi de choisir…
– Qui sait !… en s’y prenant bien.
Enfin, qu’aimez-vous mieux, le pistolet ou l’épée ?…
Oh ! peu m’importe !
– Diable ! vous tirez donc aussi mal
l’un que l’autre ?
À la profonde surprise de
M. de Boursonne, toute l’animation de Raymond tomba tout
à coup. Il pâlit légèrement et d’une voix altérée :
– Monsieur, répondit-il, au pistolet
aussi bien qu’à l’épée, je suis d’une force tellement supérieure
que, si je n’étais pas résolu à ménager ce jeune homme, me battre
avec lui serait presque déloyal…
Les yeux du vieil ingénieur s’agrandissaient
d’ébahissement derrière ses lunettes…
– Plaisantez-vous ? fit-il.
Jamais, monsieur, je n’ai parlé plus
sérieusement. Pendant des années, j’ai vécu dans l’espoir de me
battre en duel avec un homme que je hais mortellement et qui passe
pour le plus habile tireur de Paris… Pendant des années, j’ai fait
chaque jour quatre ou cinq heures de salle d’armes et de tir. Mon
ennemi a refusé le combat, mais ma supériorité m’est restée.
M. de Boursonne ne fit pas une
question, ce qui était bien beau de sa part. Il sortit, et quand il
reparut, une heure plus tard :
– Tout est convenu, dit-il à Raymond,
c’est à l’épée que vous vous battez, demain matin, à huit
heures…
VIII
C’est à peine si, d’une voix éteinte, Raymond
balbutia quelques remerciements, s’excusant du tracas qu’il causait
à M. de Boursonne.
– Je suis bien aise, ajouta-t-il, que mon
adversaire ait choisi l’épée, parce qu’à cette arme je reste maître
de l’issue du combat…
Et ce fut tout.
Pendant l’heure qu’il était resté seul, son
attitude avait subi un tel changement, il s’était si visiblement
affaissé que le vieil ingénieur n’en revenait pas.
Tout en regagnant sa chambre à
coucher :
– Qu’est-ce que cela signifie ?
pensait-il. Ce que me dit mon gaillard de sa supériorité ne
serait-il que pure forfanterie, ou malgré tout aurait-il
peur !…
Peur ! Raymond Delorge !
Ah ! s’il était une âme au-dessus des
terreurs de la souffrance et de la mort, c’était certes la sienne.
Peur, lui !… Son existence était-elle donc assez heureuse pour
qu’il eût la faiblesse d’y tenir !…
Non. Mais lorsqu’il s’est trouvé seul,
l’agacement nerveux, provoqué par M. Bizet de Chenehutte
s’étant apaisé, il avait réfléchi, il s’était jugé et, du fond de
sa conscience, une voix rude comme le remords s’était élevée pour
lui reprocher sa conduite.
Avait-il le droit, lui, de se battre, de
risquer sa vie !…
Quoi ! son père, le général Delorge avait
été lâchement assassiné ; les assassins vivaient honorés et
riches, et au lieu de songer uniquement à la vengeance, il s’en
allait, don Quichotte ridicule, provoquer le premier fat venu, pour
la plus grande gloire d’une dame inconnue.
Avec de telles pensées, il lui fut impossible
de fermer l’œil de la nuit ; et son visage, au matin,
trahissait si bien une pénible insomnie, que
M. de Boursonne ne put s’empêcher de lui dire :
– Vous avez l’air d’un déterré, mon cher.
Qu’avez-vous ? Êtes-vous souffrant ?
Le ton de ces questions révélait de si
singuliers soupçons que Raymond tressaillit. Brusquement rappelé au
sentiment de la situation et de ses exigences :
– Rassurez-vous, monsieur, fit-il, je ne
me suis jamais mieux porté.
Il fut interrompu par maître Béru.
L’hôtelier du Soleil levant, qui
avait flairé la vérité, et qui s’était assuré de l’excellence de
son flair en collant son oreille à la serrure, ce digne aubergiste
venait annoncer à messieurs les ingénieurs que, sachant qu’ils
auraient à sortir de bonne heure, il leur avait préparé et servi
une tranche de pâté et une bouteille de vin des coteaux de
Saumur.
L’attention charma le vieil ingénieur.
Il avait beau, hum ! se raidir,
hum ! hum ! affecter une superbe insouciance,
sacrebleu ! et chercher à plaisanter, mille tonnerres !
il se sentait très ému. Et à l’inquiétude qu’il éprouvait, il
reconnaissait qu’il s’était attaché à Raymond beaucoup plus qu’il
ne le supposait.
Aussi, le voyant se disposer à attaquer le
pâté de maître Béru :
– Gardez-vous de manger, lui dit-il
vivement, un homme qui se bat en duel doit rester l’estomac vide
pour qu’on puisse le soigner en cas d’accident…
– Je n’aurai pas besoin d’être soigné,
croyez-moi…
– Je l’espère pardieu bien !
Seulement, défiez-vous, on a vu des mazettes embrocher des maîtres…
Allons, bon ! qu’est-ce que je vous dis là, moi !…
– Rien que je ne sache, fit Raymond en
riant de bon cœur, cette fois.
M. de Boursonne ne répliqua pas.
Plus il observait Raymond, lui qui se piquait
d’observation, moins il s’expliquait son attitude et les brusques
variations de son humeur.
– Il faut, pensait-il, qu’il y ait dans
l’existence de ce garçon quelque mystère que je ne connais pas…
Il n’en vidait pas moins lestement un verre de
vin des coteaux, quand une voix le fit retourner, qui
disait :
– Il est l’heure, monsieur l’ingénieur,
et me voici.
C’était le conducteur choisi par
M. de Boursonne pour être le second témoin de Raymond qui
arrivait, exact comme un chronomètre et tout de noir habillé.
– Partons donc, dit le vieil
ingénieur.
Le rendez-vous avait été fixé de l’autre côté
de la Loire, au-dessus de Gennes, à l’entrée d’un petit bois où se
trouvait une clairière qu’on eût juré préparée pour une
rencontre.
Et, tout en cheminant, après avoir passé le
pont de fil de fer :
– Je parierais que nous nous dérangeons
inutilement, grommelait M. de Boursonne, et qu’une fois
sur le terrain, le sieur Bizet va nous faire des excuses.
C’était la bonne envie qu’il en avait qui le
faisait s’exprimer ainsi. Son erreur était grande.
Les Angevins, en général, n’ont pas grand’peur
d’un bout de fer pointu.
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