Il a été, à cette occasion, autorisé à prendre le titre de duc. On dit maintenant M. le duc de Maumussy gros comme le bras.

« D’un autre côté, mon très honorable ami Verdale prétend que M. de Combelaine est décidé à prendre femme avec ou sans l’autorisation de Mme Flora Misri. Ainsi, si vous connaissez une héritière, voilà un fameux mari.

« Moi, je n’ai que dix mots à vous dire : Soyez prêt à tout événement, car les temps sont proches.

« Et croyez à ma sincère amitié.

« Roberjot. »

Appuyé contre la porte du Soleil levant, Raymond relut à plusieurs reprises ces deux lettres palpitantes d’espoir.

Quel reproche pour lui !

Jean Cornevin agissait, du moins ; tandis que lui, Raymond, qui eût dû être le plus ardent à poursuivre l’œuvre de réparation, que faisait-il ? Rien.

Ainsi il s’abîmait dans les plus sombres méditations, lorsqu’il en fut tiré par la bonne grosse voix de M. de Boursonne, qui, lui frappant amicalement sur l’épaule, lui disait :

– Ah çà ! qu’avez-vous ? devenez-vous aussi sourd que je suis myope ? Voilà trois fois que maître Béru nous appelle pour nous mettre à table.

Raymond n’avait rien dit jamais de son passé au vieil ingénieur, il ne pouvait donc se confier à lui.

– Je n’ai rien, monsieur, lui répondit-il.

Et il le suivit dans la salle à manger.

Mais c’est en vain qu’il s’efforçait de secouer ses tristes préoccupations. Il ne trouvait pas un mot à répondre à M. de Boursonne, lequel, par bonheur, était plus causeur et plus gai encore que de coutume.

La marche, après le repas, le remit un peu.

Le temps était admirable. C’était une de ces tièdes journées comme l’automne, tous les ans, en donne à l’Anjou. Jamais cette belle vallée de la Loire n’avait été plus belle. L’air était plein de parfums et de bourdonnements d’insectes. Les pluies de septembre avaient rendu aux prairies leur vert d’émeraude. Le soleil d’août avait nuancé les bois de tons merveilleux. Les feuilles des peupliers qui tremblaient à la brise semblaient d’or. Le long de toutes les haies chargées de baies rouges des fils de la Vierge pendaient…

– Encore un mois de ce beau temps, mon cher Delorge, disait gaiement M. de Boursonne, et le gros de notre besogne sera terminé de Tours aux Rosiers.

Ils opéraient alors sur la rive gauche de la Loire, entre Gennes et les Tuffeaux, et ils suivaient pour gagner leur terrain ce chemin charmant qui côtoie la rivière, et qu’ombragent les grands arbres du coteau.

Et ils allaient, suivis du conducteur qui portait leur collation quotidienne, faisant craquer sous leurs pieds les branches sèches et les feuilles mortes, lorsque, tout à coup, ils distinguèrent dans la direction de Maillefert des aboiements de chiens, appuyés de fanfares…

– On chasse par ici ! s’écria M. de Boursonne.

Et s’étant arrêté pour mieux écouter :

– Je ne me trompe pas, ajouta-t-il. Ce doit être la duchesse de Maillefert qui donne du bon temps à ses hôtes.

Après quoi, appelant son conducteur, qui précisément se trouvait être du pays :

– Est-ce qu’il y a du chevreuil dans ces bois que nous avons vus là-haut ? demanda-t-il.

Le conducteur s’était rapproché.

– Je ne le pense pas, monsieur, répondit-il. Je n’ai jamais entendu dire qu’il y ait des chevreuils ailleurs que dans le parc de la Ville-Haudry, mais ceux-là sont sacrés.

– Alors que chasse-t-on ?

– Monsieur, lorsque Mme la duchesse est ici, elle fait venir des renards dans des tonneaux… Les jours de chasse, on en lâche un, et c’est après lui que courent les chiens et que galopent les chasseurs.

M. de Boursonne hocha la tête.

– Parfait ! dit-il. C’est un moyen comme un autre de se rompre le cou, et c’est très aristocratique, à coup sûr…

Cependant, ils étaient arrivés sur le terrain de leurs études.

Ils se mirent au travail sans plus se préoccuper de la chasse qui, selon les caprices de la course du renard, s’éloignait ou se rapprochait.

Vers trois heures, la pauvre bête dut être forcée, car fanfares et aboiements cessèrent complètement.

La journée touchait à sa fin, et déjà de légers brouillards s’élevaient des bas-fonds de la vallée, lorsque Raymond eut terminé sa besogne. Il alluma un cigare et, en attendant M. de Boursonne qui achevait des sondages, il vint s’asseoir sur le talus du chemin.

Il n’y était pas depuis cinq minutes, quand, au détour de la route, sous la voûte formée par les grands arbres, parut une femme qui s’avançait d’un pas rapide.

Elle était fort simplement vêtue d’un costume de soie brune et coiffée d’un large chapeau de paille. Son visage était entièrement caché par une ombrelle qu’elle tenait en avant, lorsque tout à coup, à moins de dix pas de lui, elle s’arrêta court.

Elle parut écouter et se consulter…

Puis, soudain, prenant un parti, elle ferma son ombrelle, franchit lestement le talus et gagna un petit bouquet d’arbres où elle se tint immobile.

D’où elle était, elle ne devait pas apercevoir Raymond, surtout ne soupçonnant pas sa présence, mais lui la voyait très bien.

C’était une jeune fille d’une vingtaine d’années, aux traits fins et doux, blonde avec de grands yeux bleus.

Ce qui frappait Raymond, c’était l’impression à la fois inquiète et timide de sa physionomie, et dans toute sa personne quelque chose de sauvage et d’effarouché…

– Évidemment elle se cache, pensait-il, mais de qui ? mais pourquoi ?…

La réponse ne se fit pas attendre.

Un bruit de roues lui ayant fait tourner la tête, il aperçut, s’avançant au grand trot de deux magnifiques chevaux, une calèche découverte menée à la daumont.

C’était une des voitures qu’il avait rencontrées la veille se rendant à la gare, il la reconnut très bien.

Dedans étaient nonchalamment étendues deux jeunes femmes assez jolies vêtues de costumes extraordinairement voyants.

Derrière la voiture, un groupe de cavaliers galopait et, au milieu de ce groupe, montant un cheval évidemment difficile, se tenait la duchesse de Maillefert, superbe de hardiesse avec son amazone bleue à boutons ciselés et son chapeau d’homme.

– C’est pourtant vrai qu’on ne lui donnerait pas vingt ans, à cette gaillarde-là, dit une voix railleuse derrière Raymond.

Il se détourna.

C’était M. de Boursonne, qui avait fini, lui aussi, et qui, les mains dans les poches et un sourire goguenard aux lèvres, regardait s’éloigner et se perdre dans la poussière voitures et cavaliers.

– Oui !… peut-être !… en effet !… répondit Raymond.

Il ne savait trop ce qu’il disait.

Tout en semblant écouter le vieil ingénieur, il ne perdait pas de l’œil le bouquet d’arbres où la jeune fille s’était réfugiée… Il la vit avancer la tête avec précaution, écouter, puis jugeant le danger qu’elle voulait éviter passé, gagner la route…

Mais alors, elle aperçut Raymond et M. de Boursonne…

Un léger cri lui échappa… Elle parut prête à fuir…

Mais, rassemblant son courage, elle passa devant eux en leur rendant leur salut…

Jamais surprise ne se vit, plus comique que celle du vieil ingénieur.

La jeune fille était déjà loin, qu’il restait planté sur ses pieds, sa casquette d’une main, son binocle de l’autre…

– Ah çà ! d’où sortait cette demoiselle ? demanda-t-il enfin.

Raymond ne répondit pas.

Encore qu’il eût été bien embarrassé de dire pourquoi, il lui répugnait de raconter la scène dont le hasard l’avait rendu témoin.

C’est que vraiment elle m’a paru surgir de terre ni plus ni moins qu’une apparition, continua M. de Boursonne, et je ne serais pas fâché de savoir au moins qui elle est.

À deux pas en arrière, se tenait le conducteur que M. de Boursonne avait désigné pour l’accompagner parce qu’il connaissait le pays.

Il entendit la question et pensant qu’elle s’adressait à lui :

– Monsieur, répondit-il respectueusement, cette jeune personne est Mlle Simone de Maillefert…

– Ah !

– Elle sortait de ce petit bosquet, là, à droite, où je l’ai vue se cacher lorsqu’elle a entendu rouler la voiture de Mme la duchesse. C’est, du reste, un vrai miracle que monsieur l’ingénieur n’ait pas encore rencontré Mlle Simone, car elle est toujours par voies et par chemins, tantôt avec sa gouvernante anglaise, à pied le plus souvent, mais quelquefois aussi à cheval. Et ce n’est pas pour dire, mais je ne connais pas beaucoup de nos messieurs des environs capables de faire franchir à leur cheval les fossés qu’elle fait sauter au sien…

D’un geste, M. de Boursonne remercia son employé des renseignements.

Mais lorsqu’il fut seul avec Raymond, sur la route des Rosiers :

– Ma parole d’honneur, reprit-il, cette jeune fille me trotte par la tête. N’est-il pas étrange qu’elle craigne si fort d’être vue de sa mère !…

– Ne vous rappelez-vous donc pas, monsieur, ce que nous a dit maître Béru ?

– Si, mais Béru n’est qu’un sot. Il faudrait faire jaser quelque bourgeois du pays. Je donnerais bien quelque chose pour que notre vieux camarade, l’artilleur en retraite, eût l’idée de venir, ce soir, fumer une pipe avec nous.

Quelque bonne fée entendit sans doute le souhait de M. de Boursonne.

À peine Raymond et lui finissaient-ils de dîner, que le maître du Soleil levant leur annonça le commandant d’artillerie.

Et il ne venait pas seul.

– Il se permettait, dit-il en entrant, d’amener un sien neveu, qui était venu passer la journée avec lui : M. Savinien Bizet de Chenehutte.

C’était un fort gaillard d’une trentaine d’années, large d’épaules, haut en couleur, au verbe tranchant, à l’air content de soi, mis avec une recherche du plus mauvais goût.

Propriétaire, il faisait valoir et vivait sur ses terres. Réellement, il s’appelait Bizet tout court. Ce nom de Chenehutte, qui était celui d’une de ses propriétés, lui avait été donné pour le distinguer d’un de ses frères, et comme il l’avait trouvé sonore, il l’avait gardé et le mettait sur ses cartes de visite.

N’importe, il était fort heureux qu’il fût venu.

Aux premières questions de M. de Boursonne relatives à Mlle de Maillefert :

– Ma foi ! je ne sais rien de cette jeune fille, répondit l’ancien artilleur, avec l’insouciance d’un homme trop occupé de soi pour s’inquiéter des autres.

M. Savinien Bizet de Chenehutte était mieux renseigné.

– Il est sûr, dit-il, que les goûts et les façons de cette demoiselle doivent surprendre. Lorsqu’elle est arrivée à Maillefert, il y a cinq ans, et qu’on a vu que son aimable mère l’abandonnait, on a eu pitié d’elle. Les dames les plus distinguées lui ont fait quelques avances. Bast ! elle les a reçues du haut de sa grandeur et n’a pas même daigné rendre les visites qu’on lui faisait…

– Ce qui est l’indice d’une bien mauvaise éducation, opina gravement M. de Boursonne…

– Ils sont tous comme cela dans cette famille, continua M. Bizet. C’est chez eux un parti pris de mépriser les voisins… Savez-vous où M. Philippe va chercher des compagnons lorsqu’il est ici ? À l’École de cavalerie de Saumur…

– Oh !…

– C’est comme cela. Et la duchesse de Maillefert… Vous croyez, n’est-ce pas ? qu’elle invite à ses chasses les propriétaires du pays et leurs dames…

– Certes, je le crois…

– Eh bien ! vous vous trompez. Demandez à mon oncle, plutôt ! Nous sommes de trop petites gens pour elle. C’est de Paris ou d’Angers qu’elle fait venir ses invités. Et du reste, elle fait aussi bien. S’il n’y avait que nous pour faire de la poussière à son château, on n’aurait pas besoin de balayer souvent…

M. de Boursonne jubilait, il avait trouvé son homme.

– Écoutez donc ce que dit M. de Chenehutte, mon cher Delorge, dit-il, c’est on ne peut plus intéressant… Vous dites donc, monsieur, que personne ne voudrait plus accepter les invitations de Mme de Maillefert ?…

– Je le dis parce que cela est.

– Et pourquoi ?

M. Bizet rapprocha sa chaise, et d’un air à la fois pudique et mystérieux :

– Parce que, répondit-il, la duchesse est une femme absolument compromise…

– Pas possible !…

– Demandez à mon oncle ! Il vous dira qu’elle mène une telle vie, que toute sa fortune, qui était énorme, y a passé. Il vous dira qu’on n’en est plus à compter ses aventures et que tous les ans, ici, elle s’affiche sans pudeur avec quelque nouveau fat… Ah ! c’est du propre ! Quant à ses fêtes, on sait ce qu’elles sont ; un homme peut y aller, mais une femme !…

Si M. de Boursonne jouissait sans vergogne des ridicules de M. Bizet, il n’en était pas de même de Raymond.

Singulièrement agacé :

– Je ne vois pas, dit-il d’un ton rude, en quoi tout cela atteint Mlle Simone.

M. Savinien Bizet de Chenehutte cligna de l’œil d’un air qui voulait être excessivement malin.

– Oh ! elle, fit-il, c’est une autre paire de manches.

– Comment cela ? interrogea M. de Boursonne.

– Elle est aussi dissimulée que sa mère l’est peu.