N’existe-t-il pas une
ordonnance de non-lieu, qui déclare que M. de Combelaine
est innocent et que le général Delorge a succombé dans un combat
loyal ?…
– Qu’est-ce que cela prouve ?
– Que M. de Combelaine refusera
ton cartel.
– Non, parce qu’il est brave ou plutôt
parce qu’il se fie à son adresse et à son sang-froid de spadassin…
Non, parce que, si je le hais, il doit être las de me craindre, et
qu’il ne sera pas fâché, ayant tué le père, de trouver une occasion
de se débarrasser honnêtement du fils…
– Et s’il refuse, cependant ?
– Vous lui direz qu’il est des moyens
d’obliger les lâches à se battre…
– Et s’il s’obstine à refuser ?
– Alors, soyez tranquilles, j’aurai
recours à ces moyens.
Léon Cornevin allait sans doute répliquer.
Jean lui coupa la parole.
L’entêtement de Raymond l’impatientait.
– Et tu prétends que je suis un écervelé
compromettant, s’écria-t-il ; qu’es-tu donc, toi ?… Pour
t’imaginer que M. de Combelaine te suivra sur le terrain,
il faut que tu aies perdu la tête. Autrefois, c’est vrai, quand il
n’avait ni sou ni maille, pour un oui ou pour un non, il vous
mettait l’épée à la main. Maintenant qu’il a de l’argent, beaucoup,
tant qu’il en veut, ce doit être une autre paire de manches.
Comment ! voilà un gredin qui mène la plus heureuse existence
du monde, et tu te figures qu’il va risquer, comme cela, de faire
trouer sa précieuse peau par le premier venu ?… Pas si
bête !…
C’est de l’air résigné d’un homme qui subit
une averse que Raymond écoutait les remontrances de Jean.
Et lorsqu’il eut achevé :
– Je suis venu, prononça-t-il, vous
demander un service et non des conseils. Voulez-vous être mes
témoins ? Si oui, convenons de nos faits. Si non, adieu. Dans
une heure, j’en aurai trouvé d’autres…
À la dérobée, les deux frères se consultaient
du regard.
Eux refusant, Raymond, ainsi qu’il les en
menaçait, ne s’adresserait-il pas à des étrangers, et ne valait-il
pas mieux qu’il les eût pour seconds que des inconnus, qui par
indifférence, par sottise ou par méchanceté se prêteraient aux
pires extravagances !…
– C’est convenu, dit Jean Cornevin, nous
serons tes témoins.
Les traits contractés de Raymond se
détendirent.
– Ah ! merci !… s’écria-t-il,
merci ! Je savais bien que je pouvais compter sur vous.
Mais la chaleur des protestations ne fondit
pas la réserve glacée de ses amis.
– Oh ! ne nous remercie pas,
interrompit brusquement Léon, car c’est bien à contre cœur que nous
nous embarquons dans cette affaire. Donne-nous tes instructions,
nous nous y conformerons.
Raymond en était arrivé à ses fins, il
souriait.
– Mes instructions sont bien simples,
dit-il. Je veux me battre avec M. de Combelaine. Qu’il
choisisse les armes, le mode de combat, le lieu et l’heure, peu
m’importe. Que je l’aie en face de moi, voilà tout ce que je
demande. Du reste, rassurez-vous. S’il est de première force à
toutes les armes, je ne suis pas manchot, vous le savez, et je lui
réserve une désagréable surprise…
Les deux frères ne firent aucune objection.
N’ayant pu éviter l’affaire, les détails leur importaient peu.
– C’est bien, répondirent-ils, demain
matin nous irons chez ton homme. Viens nous attendre ici…
Et le lendemain, en effet, sur les neuf
heures, ils se mettaient en route.
II
C’est rue du Cirque que demeurait
M. de Combelaine, dans un petit hôtel tout neuf, qu’il
devait à la munificence impériale, en échange, disait la chronique
scandaleuse, de quelques-uns de ces services dont on ne se vante
pas.
Rien de vulgaire dans cette habitation,
chef-d’œuvre de M. Verdale.
L’hôtel s’élevait au milieu d’une cour sablée,
et on y arrivait par un large perron protégé par une marquise et
orné de chaque côté de grands vases de faïence remplis de plantes
exotiques.
À droite et à gauche, étaient les
communs ; les écuries, où huit chevaux de prix mangeaient leur
avoine dans des mangeoires de marbre, et les remises, où on
apercevait par la porte entrouverte plusieurs voitures de formes
différentes, sous leurs housses de toile verte.
– Peste !… grommela Jean Cornevin,
l’empereur loge bien ses amis !
Devant la grille, un gros homme à figure
joviale, le concierge, fumait son cigare… un pur londrès.
– M. le comte reçoit, dit-il aux
deux jeunes gens, vous pouvez entrer…
Dans le vestibule, pavé de marbre et tout
doré, un valet de pied en livrée éclatante reçut Jean et Léon, prit
leur carte en disant qu’il allait la remettre à M. le comte,
et les fit entrer dans une antichambre en les priant
d’attendre.
Trois messieurs s’y trouvaient déjà lorsque
Jean et Léon entrèrent.
Debout dans l’embrasure de la fenêtre, ils
causaient, et leur conversation les absorbait si fort qu’ils ne
parurent pas remarquer qu’ils n’étaient plus seuls.
– Ainsi, continuait l’un, vous lui livrez
encore cette voiture…
Puis-je faire autrement ? soupirait
l’autre. Ne suis-je pas trop engagé pour reculer ? Savez-vous
qu’il me doit plus de cinquante mille francs ?…
– Comment, diable ! aussi,
interrompit le troisième, êtes-vous assez fou pour faire un pareil
crédit !…
– Pardon !… il vous doit bien vingt
mille francs, à vous.
– C’est vrai, mais je viens lui signifier
qu’il me faut un fort acompte…
– Et s’il ne vous le donne
pas ?…
– Je suspends les fournitures, et… en
avant le papier timbré !…
– Et après ?…
– Après !… j’obtiens un jugement, et
je fais saisir.
– Quoi ?
– Tout, parbleu !… l’hôtel, le
mobilier, les chevaux, vos voitures, mon cher, et tous les
traitements…
Les deux autres éclatèrent de rire, mais d’un
rire si franc que l’homme au papier timbré en demeura tout
déconfit.
– C’est donc bien drôle, ce que je
dis ! fit-il d’un ton vexé.
– Ma foi, oui, répondit le
carrossier.
– Et pourquoi, s’il vous plaît ?
– Parce que, mon cher, vous ne vous êtes
pas levé assez matin pour M. de Combelaine et que, si
vous lui envoyez du papier timbré, vous en serez pour vos frais. Ne
vous dérangez pas. Ses traitements sont à l’abri de vos huissiers,
son mobilier est au tapissier, et ses chevaux sont au nom de son
valet de chambre…
– Reste l’hôtel…
– Oui, mais vermoulu d’hypothèques…
L’empereur ne le lui avait pas encore donné que
M. de Combelaine avait déjà emprunté dessus…
Immobiles sur leurs banquettes, Jean et Léon
retenaient leur souffle, tant ils craignaient de trahir leur
présence et d’interrompre cette instructive conversation.
L’homme au papier timbré semblait
consterné.
– Ah çà, fit-il,
M. de Combelaine est donc très gêné ?
– Ruiné ! mon bon, à plat, comme
toujours.
– Cependant il se fait une centaine de
mille francs par an, avec ses traitements.
– Dites cent cinquante mille.
– Il est de deux ou trois
entreprises…
– Pardon, de sept ou huit.
– Qui lui rapportent au moins autant.
– Mettons le double, et n’en parlons
plus…
– Et il est ruiné !…
– À ce point que ses domestiques n’ont
pas d’autres gages que l’argent qu’ils lui volent. Il est vrai
qu’ils n’y vont pas de main morte. Vous, qui êtes bijoutier, faites
cadeau d’une bague à M. Léonard, son valet de chambre, et il
vous en apprendra de belles !…
À tout autre moment, Jean et Léon n’eussent pu
s’empêcher de rire de l’ahurissement du bijoutier.
– Cet homme-là est donc un
gouffre !… s’écria-t-il.
– Vous avez dit le mot.
– Que fait-il de son argent ?
– Il le dépense, parbleu !…
– À quoi !… puisqu’il ne paye
rien ?…
– Et le jeu, mon cher, et les femmes, et
les soupers, et les paris aux courses, et les fêtes, et les
chasses, et les voyages, croyez-vous que tout cela ne coûte
rien ?
Mais ils s’interrompirent brusquement. Un
valet de chambre, M. Léonard lui-même, venait d’apparaître à
la porte qui conduisait à l’intérieur des appartements. Il s’avança
jusqu’aux témoins de Raymond, et, s’inclinant :
– M. le comte de Combelaine, dit-il,
attend ces messieurs dans son cabinet…
M. de Combelaine était peut-être
aussi bas percé que le disaient ses fournisseurs ; en tout cas
il n’y paraissait guère à ses appartements, où éclatait le luxe
brutal du second Empire, luxe de parvenu pressé de jouir et
préoccupé d’éblouir.
Voilà ce qu’auraient pu remarquer Jean et Léon
Cornevin en traversant, à la suite du valet de chambre, une salle à
manger ridiculement décorée et un vaste salon doré sur toutes les
moulures.
Mais, pour ne rien voir, ils étaient trop émus
de cette idée qu’ils allaient se trouver en face du meurtrier de
leur père.
Et le cœur leur battit lorsque le domestique,
ouvrant une porte, annonça :
– Messieurs Cornevin.
Ils étaient dans le cabinet de travail,
c’est-à-dire dans le fumoir du comte, dans cette pièce intime de
chaque maison où se trahissent les goûts et les habitudes du
maître.
On n’y voyait guère de livres ni de papiers,
mais quantité d’armes de tous les temps et de tous les pays, des
fusils et des sabres, des armures, des épées de combat et des
fleurets mouchetés.
Sur la table qui servait de bureau se voyaient
cinq ou six revolvers de différents systèmes, attendant que le
maître eût le temps de les essayer et se prononçât sur leur valeur
respective.
Près de cette table,
M. de Combelaine, vêtu d’un élégant costume du matin,
était assis ou plutôt couché dans un immense fauteuil.
Il s’était appliqué et avait réussi à se faire
un masque nouveau, approprié aux circonstances et à sa nouvelle
situation.
Et les spectateurs qui le sifflaient à
Bruxelles, lorsqu’il y jouait la comédie, ne l’eussent pas reconnu,
avec ses cheveux ramenés aux tempes, ses moustaches outrageusement
cirées, son œil morne et sa physionomie impassible.
C’était une fureur, alors. C’était à qui
copierait le maître. C’était à qui éteindrait son regard,
empèserait sa barbe, pétrifierait son visage et laisserait tomber
de ses lèvres des paroles rares et sans expression.
Si bien que, dans les ministères et dans les
salons officiels, on ne rencontrait plus que des décalques plus ou
moins réussis de celui que le plus rusé des Italiens avait surnommé
Taciturne III…
À la vue des deux jeunes gens, cependant,
M. de Combelaine s’était levé, et, leur montrant des
sièges :
– Veuillez vous asseoir, messieurs,
dit-il.
Mais ils ne bougèrent pas, et, presque en même
temps :
– Nous resterons debout, s’il vous plaît,
monsieur, prononcèrent-ils…
Leur conviction était que le comte allait
feindre de ne pas connaître leur nom, et que cela éviterait une
explication difficile. Erreur !…
– Messieurs, reprit-il, lors des
événements de Décembre, un homme a disparu qui s’appelait Laurent
Cornevin ; seriez-vous ses parents ?…
– Nous sommes ses fils, répondit
Léon.
– Excusez ma question, messieurs. Laurent
Cornevin remplissait à l’Élysée un emploi assez humble.
– Il était palefrenier…
– Tandis que vous, messieurs…
– Nous, interrompit Jean d’une voix
rauque, nous devions crever de misère, et ceux qui avaient…
supprimé le père devaient croire que la faim les débarrasserait des
fils. Dieu en a décidé autrement. Nous avons trouvé des amis qui
nous ont fait ce que nous sommes…
C’est sans la plus légère apparence d’émotion
que M. de Combelaine s’inclina.
– Je conçois votre irritation, monsieur,
dit-il, lorsque vous parlez de votre père. Sa disparition a été un
de ces accidents affreux comme il ne s’en voit que trop dans les
temps de discordes civiles…
– Oh ! un accident !… fit
Jean.
Le comte ne sembla pas l’entendre.
– Certes, poursuivit-il, la famille de
cet infortuné a été cruellement frappée… Mais moi, j’ai été atteint
du même coup. Cette mystérieuse disparition a permis de faire
planer sur moi des soupçons odieux que n’a pas dissipés
complètement un arrêt solennel de la justice… Mes ennemis ont osé
insinuer que Laurent Cornevin avait été témoin d’un crime…
Le sang commençait à affluer au cerveau de
Jean.
– Nous ne venons pas vous demander compte
de la mort de notre père ! interrompit-il brutalement.
M. de Combelaine ne sourcilla
pas.
– C’est que ce serait fort naturel,
prononça-t-il, après les propos détestables qui ont circulé. Mais
alors je vous répondrais que tout ce que j’ai d’influence et de
crédit, je l’ai mis en branle pour retrouver votre père. Oui, tout
ce qu’il est humainement possible de faire, je l’ai fait…
inutilement, hélas ! et il me serait aisé d’en administrer la
preuve…
Léon essayait de répliquer ; il l’arrêta
d’un geste, et, plus vivement :
– Permettez : on m’attaque, je me
défends… Combien était désastreuse la situation de la femme
Cornevin, je le savais.
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