J’étais exactement renseigné par une personne qui est la sœur de votre mère, votre tante, par conséquent, et à qui j’ai voué une amitié toute particulière, Mme Flora Misri. Mais pouvais-je venir en aide ouvertement à une infortune si digne d’intérêt ? Non. C’eût été faire la part trop belle à mes ennemis. Je chargeai donc Flora de secourir sa sœur. Mme Cornevin repoussa fièrement toutes les avances. Est-ce ma faute ? Et si vous doutiez de mon bon vouloir à l’égard de votre famille, je vous rappellerais que c’est grâce à mon influence que M. et Mme Cochard, votre grand-père et votre grand’mère, ont obtenu l’un une place, l’autre un bureau de tabac, qui les met à l’abri du besoin… Je vous rappellerais que j’ai fait obtenir à un des frères de votre mère une sinécure fort lucrative…

Mais Jean Cornevin n’en put supporter davantage.

Des soufflets l’eussent moins transporté de fureur que cette énumération d’une parenté dont il avait horreur.

– Oh ! assez, interrompit-il d’un ton menaçant. Je vous l’ai dit, ce n’est pas pour nous que nous sommes ici… Nous vous sommes envoyés par notre meilleur ami, par notre frère, Raymond, le fils du général Delorge.

Si cuirassé d’impudence que fût M. de Combelaine, il tressaillit visiblement.

– Et… que veut-il de moi ? interrogea-t-il.

– Raymond Delorge veut venger son père, monsieur, s’écria Jean. Il veut se battre avec vous !…

M. de Combelaine était beaucoup trop intelligent pour ne pas s’être attendu et préparé à quelque chose de pareil.

Cependant, si son visage demeurait impénétrable, il était fort pâle et ses lèvres tremblaient. Il s’était imposé un rôle, et, comme tous les hommes très violents, il se défiait de lui.

Après un moment de silence :

– Je ne saurais, dit-il, blâmer la démarche de M. Raymond Delorge ; à sa place j’agirais comme lui. Mais moi, je ne puis accepter la rencontre qu’il me propose…

– Cependant, monsieur…

– Je déclare qu’un duel entre nous est impossible, interrompit impérieusement le comte. Oui, c’est vrai, j’ai tué le général Delorge, mais à mon corps défendant, car je l’aimais, et seulement après avoir été, à plusieurs reprises, provoqué, menacé, outragé par lui… Et vous voudriez qu’après avoir eu cet immense malheur de tuer le père, je m’expose à tuer le fils !… Non ! à aucun prix. Au lendemain du duel déplorable du jardin de l’Élysée, j’ai fait le serment de ne plus me battre jamais… Je le tiendrai, quoi qu’il arrive.

– C’est prudent, quand on a beaucoup à perdre, gronda Jean Cornevin.

Ah ! il fallait que M. de Combelaine se fût fait aussi le serment de rester calme, car il ne broncha pas.

– Je vous ai dit mon dernier mot, messieurs, fit-il.

Mais Léon n’était pas intervenu encore :

– Je n’insisterai pas davantage, monsieur, prononça-t-il d’un ton glacé ; seulement, il est de mon devoir de vous avertir des suites de votre refus…

– Ah !…

– Raymond est décidé à tout pour obtenir une satisfaction à laquelle il croit avoir droit…

– Monsieur…

– Il ne reculera devant aucune extrémité pour vous contraindre à la lui accorder, et, s’il faut recourir à la violence…

– Ah !… pas un mot de plus, monsieur, s’écria M. de Combelaine d’une voix étranglée, pas un mot de plus !…

Il s’était dressé d’un bond, frémissant de colère, la face empourprée, l’œil flamboyant, et sa main serrait d’une étreinte convulsive un des revolvers placés sur la table…

L’ancien Combelaine, celui des tripots de Londres, celui qui, jadis, moyennant finance, prenait les duels à son compte, reparaissait.

– Vous ne savez donc pas quel homme je suis ? continua-t-il. Vous ne savez donc pas qu’un homme qui, jadis, m’eût parlé comme vous venez de le faire, ne serait pas sorti vivant de chez moi !…

– Devions-nous donc vous laisser ignorer les intentions de notre client ? demanda tranquillement Léon Cornevin.

M. de Combelaine eut un geste terrible.

– Eh bien ! moi, s’écria-t-il, au premier soupçon de violence de Raymond Delorge, je vous déclare…

Il s’arrêta court.

– Quoi ?… insista Léon.

Mais une réflexion, plus rapide que l’éclair, venait de traverser l’esprit du comte.

– Rien ! répondit-il, rien !

Grâce à un effort véritablement surhumain, il parvenait à se maîtriser.

Il lâcha le revolver qu’il tenait, il se rassit, et, d’un ton presque calme, bien que sa voix tremblât encore :

– Cette affaire est trop grave, prononça-t-il, pour que je prenne une résolution définitive sans consulter… M. Delorge m’accordera bien vingt-quatre heures.

– Assurément.

– Alors, messieurs, veuillez me laisser votre adresse… Après-demain, avant midi, un de mes amis se présentera chez vous pour vous apprendre ce que nous aurons décidé…

C’est mécontents d’eux-mêmes, le cœur serré et l’esprit tourmenté de vagues appréhensions, que les deux frères quittèrent cet hôtel de la rue du Cirque, dont les splendeurs cachaient tant de misères honteuses.

Combien ils avaient eu tort d’accepter la mission dont les chargeait Raymond, ils ne l’avaient que trop compris aux premiers mots prononcés par M. de Combelaine. Cet homme, qui avait assassiné le père de leur ami, n’avait-il pas assassiné également leur père à eux ?

Aussi qu’était-il arrivé ?

Que M. de Combelaine, prompt à reconnaître la fausseté de leur situation, en avait usé avec la plus habile perfidie.

N’avait-il pas affecté de les confondre avec la famille de leur mère, avec cette famille si odieuse, hélas ! dont les fils grandissaient pour Mazas et les filles pour Saint-Lazare !…

Ne leur avait-il pas reproché ce qu’il avait fait pour les vieux Cochard ?…

Ne s’était-il pas en quelque sorte vanté d’avoir pour maîtresse la sœur de leur mère, leur tante, Flora Misri ! Quelle honte !

Et cependant, ils avaient été forcés d’endurer toutes ces révoltantes ironies, débitées d’un ton de tranquille impudence.

– Ah ! le misérable !… s’écria Jean, lorsqu’ils eurent dépassé la grille, je lui en voudrais moins s’il eût fait feu sur nous tandis qu’il tenait son revolver !…

Léon Cornevin hochait tristement la tête.

– Nous sommes des enfants, dit-il, et nous venons de faire une folie insigne. Quand on attaque une bête fauve, on doit être assez bien armé pour la tuer. Nous avons attaqué Combelaine et nous sommes sans armes. Cet homme nous avait oubliés, peut-être, nous venons de lui rappeler que nous existons et que nous pouvons devenir redoutables. Il ne se battra pas… mais notre imprudence nous coûtera plus cher qu’un coup d’épée.

Les deux jeunes gens savaient bien que Raymond devait être chez eux à cette heure, et que sans nul doute il attendait avec une anxiété poignante le résultat de leur démarche.

Mais les circonstances devenaient trop critiques, et ils se voyaient chargés d’une responsabilité trop lourde pour s’en remettre à leurs seules lumières.

Et après une courte délibération, et malgré le secret promis à Raymond, ils résolurent de prendre conseil de Me Roberjot.

L’avocat venait de se mettre à table quand on lui annonça les deux frères.

– Venez-vous me demander à déjeuner, leur cria-t-il gaiement, ou maître Jean s’est-il encore fourré dans quelque guêpier ?…

Léon était trop embarrassé pour ne pas raconter fort exactement toute l’affaire, les instances de Raymond, sa station avec Jean dans le salon d’attente, la conversation des fournisseurs, la réception de M. de Combelaine, son refus, sa colère et enfin sa demande d’un délai de quarante-huit heures.

Et lorsqu’il eut terminé :

– Que le diable vous emporte ! s’écria Me Roberjot, si violemment que Léon Cornevin en demeura tout interloqué.

– Cependant, commença-t-il…

Mais l’avocat ne voulut pas l’écouter, et très vivement :

– Que votre frère, poursuivit-il, que Jean, qui est un écervelé, c’est convenu, se fût laissé pousser à cette escapade, je le comprendrais ; mais vous, Léon, un garçon sensé, un méthodiste, un philosophe, un sage…

– Eh ! monsieur, interrompit Jean, Raymond, à notre défaut, se serait adressé au premier venu…

– Il fallait me faire prévenir, messieurs, je serais accouru… Et moi qui comprends l’amitié autrement que vous, j’aurais essayé de raisonner Raymond, et s’il n’avait pas voulu m’écouter, je l’aurais empoigné au collet, et je lui aurais dit : « Avant de te battre avec cet autre, il faudra d’abord te battre avec moi !… »

Il se montait tellement qu’il en oubliait de manger, et que, sa fourchette d’une main et son couteau de l’autre, il gesticulait comme s’il eût été à la tribune…

– Quoi ! poursuivait-il, vous avez un ennemi mortel, vous le voyez au bord d’un abîme qui l’attire, où il va couler fatalement, et vous lui criez : Casse-cou !…

Lorsque Jean Cornevin, qui était un étourdi, avait fait quelque sottise, il le reconnaissait volontiers, et de la meilleure grâce du monde se laissait laver la tête.

Léon, qui était un homme froid et grave, n’avait pas cette bonhomie.

Il n’aimait pas à avoir tort. Il suffisait presque qu’on lui démontrât qu’il faisait une folie pour qu’il s’y obstinât.

– Je ne vois pas, dit-il d’un ton un peu piqué, en quoi notre démarche a pu modifier la situation de M. de Combelaine.

Me Roberjot haussa les épaules.

– Puisque vous ne savez pas voir, dit-il, écoutez. Voici dix ans, n’est-ce pas ? que M. de Combelaine exploite la situation inespérée que lui a faite le coup d’État. Voici dix ans qu’il cumule des traitements énormes, qu’il met à l’encan son influence et celle de ses amis, qu’il bat monnaie à la Bourse des secrets qu’on lui confie ou qu’il surprend, qu’il ne cesse de tirer à vue sur la cassette impériale… En est-il plus avancé ? Non. De tous les millions qui ont glissé entre ses mains, rien ne lui reste que le regret de ne les avoir plus, le désir enragé d’en avoir d’autres. Sa situation est ce qu’elle était la veille du 2 décembre. Je me trompe : elle est plus mauvaise, car il a dix années de plus, moins d’audace et des habitudes de dépense et de bien-être qu’il n’avait pas. Ses créanciers le tracassaient jadis pour quelques centaines de francs, ils le harcèlent aujourd’hui pour un demi-million…

– Oh ! quand on a ses ressources ! murmura Léon Cornevin…

– Mais il n’en a plus, répondit l’avocat, non, plus aucune. Tout s’épuise. Il ne trouverait plus aujourd’hui mille écus de son influence qui jadis lui valait des pots-de-vin de cent et de deux cent mille francs, tant il en a usé et abusé de toutes les façons, pour lui, pour ses maîtresses, pour le premier escroc venu qui avait la poche bien garnie. Pas un de ses amis ne lui prêterait cent louis, et il ne trouverait pas cent sous sur sa signature. Vous savez comment l’empereur répond à ses cris de détresse ? Par une aumône de dix mille francs tous les trois mois. Comment vivra-t-il, avec ses seuls traitements, lui qui ne pouvait pas joindre les deux bouts quand il avait le quintuple ! Il ne vivra pas, et il le sent si bien, qu’il parle de se marier…

– Lui ?…

– Pourquoi non ?… Vous ne lui donneriez pas votre fille si vous en aviez une, ni moi non plus, mais tout le monde n’est pas si dégoûté que nous…

– Un tel homme !…

– Ce tel homme, mon cher, donnera à sa femme le titre de comtesse, plus que contestable, c’est certain, mais pour le moment incontesté, et lui ouvrira les portes des Tuileries. Ce tel homme, si son beau-père n’est pas absolument taré, le fera décorer ; le fera nommer député ou peut-être sénateur, s’il n’est pas trop notoirement idiot.

Jean Cornevin ne pouvait s’empêcher de sourire.

– Ce diable d’avocat se croit à la tribune, pensait-il.

Mais Léon ne riait pas, lui.

– Cela étant, fit-il, comment M. de Combelaine, qu’une grosse dot remettrait à flot, ne se marie-t-il pas ?

– Ah !… c’est ce que je me suis demandé longtemps, répondit Me Roberjot, avant de trouver une réponse satisfaisante.