D’un geste amical elle posa la main sur l’épaule de son frère, et doucement :

– Qu’as-tu ? lui demanda-t-elle.

Il tressaillit.

– Que veux-tu que j’aie ? répondit-il, en se forçant à sourire, je suis un peu fatigué, voilà tout.

Elle hochait la tête.

– C’est ce que tu as dit à maman, reprit-elle, et maman t’a cru…, mais moi ! Je t’ai bien observé pendant le déjeuner. Ton corps était avec nous, c’est vrai, mais ta pensée était bien loin.

Vivement, à deux ou trois reprises, Raymond embrassa sa sœur.

– Ah ! cher petit espion !… disait-il avec une sorte de gaieté contrainte.

– Ce n’est pas répondre, fit-elle tristement.

– Cependant… que veux-tu que je te dise ?

– Je voudrais savoir quel est l’amer chagrin qui t’a vieilli de dix ans.

– Je n’ai d’autre chagrin que celui d’avoir été forcé de donner ma démission.

Elle attachait sur lui un regard si persistant qu’il se sentit rougir.

– Je voudrais pouvoir te croire, fit-elle… Sans doute, à tes yeux je ne suis encore qu’une petite fille… Plus tard, quand tu auras vécu avec nous, tu reconnaîtras que cette petite fille est de celles qui savent porter un secret…

Et elle sortit.

– Pauvre chère Pauline, pensait Raymond, Simone et elle s’aimeraient comme deux sœurs…

Mais, de bonne foi, pouvait-il se confier à elle ?… Il ne savait même pas encore s’il se confierait à Me Roberjot chez lequel il se rendait, et qui demeurait toujours rue Jacob.

Le petit avocat de 1851 était devenu un personnage, député, orateur influent ; il n’en avait pas moins conservé son modeste logis, gouverné par le même domestique.

Ce domestique, dès que Raymond se présenta, le reconnut et lui ouvrit immédiatement la porte du cabinet de son maître.

Rien n’y était changé : les mêmes tableaux pendaient aux murs, les mêmes presse-papiers retenaient sur le même bureau les notes et les dossiers. Le temps, seulement, avait noirci le bois des meubles et flétri les tentures.

Mais plus encore que son logis, l’homme avait vieilli. Des masses de cheveux blancs argentaient sa chevelure, jadis d’un noir d’ébène. Les soucis de l’ambition et les agitations de la politique avaient creusé sur son front des rides profondes.

Il s’était alourdi, surtout. Son embonpoint tournait à l’obésité. La graisse qui avait triplé son menton avait empâté ses traits si fins et si spirituels autrefois, et déformé sa bouche sensuelle et narquoise.

De l’homme de 1851 il ne restait d’intact que l’œil, toujours pétillant d’esprit, de malice, la voix ironique et mordante, et le geste provocant et effronté parfois comme la nique du gamin de Paris.

– Vous voilà donc ! s’écria-t-il dès que parut Raymond. Parbleu ! je savais bien que les événements me vaudraient votre visite.

– Les événements !

Un ébahissement comique en son intensité se peignit sur les traits de l’avocat.

– D’où donc arrivez-vous ? s’écria-t-il.

– Des Rosiers.

– Eh bien ! mais on y reçoit des journaux, ce me semble.

– J’avoue ne pas en avoir lu un depuis deux mois.

Me Roberjot levait les bras au ciel comme s’il eût entendu un blasphème.

– C’est donc cela ! fit-il. Alors, écoutez…

Et tout de suite il se mit à expliquer lesdits événements.

Ils étaient de la plus haute gravité.

La veille même avait paru au Journal officiel, une note ainsi conçue :

« Les ministres ont remis leurs démissions à l’empereur, qui les a acceptées. Ils restent chargés de l’expédition des affaires de leurs départements respectifs jusqu’à la nomination de leurs successeurs. »

À la suite de cette note, venait une lettre de l’empereur qui « s’adressant avec confiance au patriotisme » de M. Émile Ollivier, le chargeait de former un cabinet.

Me Roberjot était radieux, riant d’un rire sonore qui soulevait par saccades sa large bedaine.

– Et voilà, concluait-il, voilà Émile Ollivier chargé de sauver la dynastie menacée. Croit-il réussir ? n’en doutez pas, il le garantirait sur sa tête. Seulement il faudrait d’autres épaules que les siennes pour étayer un édifice qui craque de toutes parts… Il va promettre monts et merveilles, on lui fera crédit d’un mois, de deux, de six, si vous voulez, mais après ?… Rappelez-vous ce que je vous dis aujourd’hui 29 décembre 1869 : le cabinet Ollivier est le dernier cabinet du second empire…

C’est avec une émotion aisée à comprendre, que Raymond écoutait. Sa destinée n’était-elle pas en quelque sorte liée aux événements politiques ?

– Et ensuite ?… interrogea-t-il.

Gaiement, Me Roberjot fit claquer ses doigts.

– Ensuite, dit-il, ce sera l’heure de la justice, pour ceux qui comme vous l’attendent depuis dix-huit ans. Ensuite, ce ne sera plus un niais solennel tel que M. Barban-d’Avranchel, qui interrogera le sieur de Combelaine et le sire de Maumussy, et il faudra bien que le jardin de l’Élysée livre son secret…

C’étaient là de trop brillantes perspectives pour que Raymond ne s’en défiât pas.

– Seul Laurent Cornevin peut dire la vérité, prononça-t-il.

– Et il la dira, soyez tranquille.

– Tranquille !… Alors véritablement vous croyez à sa présence à Paris ?

La plus vive surprise se peignit sur les traits mobiles de l’avocat.

– Vous n’avez donc pas lu la lettre de Jean !… s’écria-t-il.

– Pardonnez-moi.

– Eh bien !… n’est-elle pas formelle !

Frappé de la certitude de Me Roberjot, l’esprit de Raymond devançait déjà les probabilités de l’avenir.

La présence de Laurent admise, il songeait au précieux concours que lui prêterait cet homme qui avait assez souffert pour tout comprendre, dont rien n’avait brisé l’indomptable énergie, et qui disposait de ce pouvoir presque absolu : l’or.

– Ne serait-il pas possible, hasarda-t-il, de le rechercher ? En y mettant beaucoup de circonspection…

L’avocat avait bondi.

– Êtes-vous fou ! interrompit-il. Voulez-vous mettre la police sur sa piste ? Voulez-vous le dénoncer et le faire prendre, s’il se trouve mêlé à quelqu’un de ces mille mouvements qui s’organisent ? Non, non, laissons-le faire et comptons qu’il apparaîtra au moment opportun. Ce qui jadis était une question d’années, n’est plus aujourd’hui qu’une question de mois, de semaines peut-être…

Eh !… que parlait-on à Raymond de mois, de semaines, de jours même lorsque chacune des minutes qui s’écoulaient décidait peut-être du sort de Mlle Simone, c’est-à-dire de son bonheur et de sa vie ?

Il n’insista pas, mais sa physionomie s’assombrit à ce point que Me Roberjot finit par être frappé, et d’un ton d’amicale inquiétude :

– Mais vous avez quelque chose, fit-il… Quoi ?… Je suis votre ami, vous le savez. Que vous arrive-t-il ?…

– Je n’appartiens plus aux ponts et chaussées, j’ai donné ma démission…

Il était dit que seule Mlle Pauline, servie par son instinct de jeune fille, pénètrerait quelque chose de la vérité. Ni plus ni moins que Mme Delorge, Me Roberjot prit le change.

– On vous taquinait ? interrogea-t-il.

– On prétendait me changer de résidence malgré moi…

L’avocat éclata de rire.

– Connu ! interrompit-il, le fils de quelque gros personnage avait envie de votre poste… c’est simple comme bonjour. Mais consolez-vous. C’est un vrai quine à la loterie, que votre mésaventure. Tombe l’Empire, et vous avez des droits imprescriptibles au plus magnifique avancement. C’est d’ailleurs au bon moment qu’on vous fait des loisirs : la partie est engagée, il nous faut des hommes…

Il fut interrompu par son domestique qui entrait discrètement.

– C’est moi, monsieur, dit ce brave garçon, qui crois devoir prévenir ces messieurs que je viens d’introduire quelqu’un dans la salle d’attente.

– Qui ?

– M. Verdale…

Brusquement la physionomie de Me Roberjot changea.

– Quoi ! s’écria-t-il, en haussant la voix, comme s’il eût tenu à être entendu de la pièce voisine, mon excellent ami, le baron de Verdale, est là !

– Ce n’est pas l’ami de monsieur. Celui-ci est un jeune homme.

– Son fils, peut-être ?

– Je ne sais pas.

Si accoutumé que dût être Me Roberjot à garder le secret de ses impressions, sa curiosité était manifeste.

– Eh bien ! dit-il à son domestique, et sans paraître se rappeler la présence de Raymond, priez-le d’entrer.

Ce fut l’affaire d’un instant.

La seconde porte du cabinet, celle qui donnait dans la salle d’attente, s’ouvrit, et un jeune homme de l’âge de Raymond parut sur le seuil.

– Vous êtes le fils du baron Verdale, monsieur ? lui demanda brusquement Me Roberjot.

S’il ne l’eût dit, on ne s’en serait pas douté, tant sa personne et ses façons rappelaient peu l’architecte millionnaire.

Grand, mince, très blond, il était élégamment, mais fort simplement vêtu de vêtements de couleur foncée.

– C’est sans doute de la part du baron que vous venez, monsieur, reprit Me Roberjot.

Le jeune homme secoua la tête.

– Mieux que personne, monsieur, dit-il, vous savez que mon père n’a pas le moindre droit à ce titre de baron, qu’il imprime sur ses cartes de visite… C’est une faiblesse…

Il n’acheva pas, mais son geste signifiait clairement : Donc, épargnez-moi l’ironie de ce titre.

– Ensuite, monsieur, reprit-il, ce n’est pas, je vous l’affirme, mon père qui m’envoie. C’est de mon propre mouvement que je viens…

Il s’arrêta court.

Il venait d’apercevoir Raymond qui, par discrétion, se tenait un peu à l’écart…

– Mais vous n’êtes pas seul, monsieur, dit-il vivement… Veuillez donc m’excuser. Ce que j’ai à vous dire est assez long…

Si préoccupé que fût Raymond, il ne pouvait pas ne pas voir que sa présence embarrassait singulièrement l’avocat.

– J’allais me retirer, dit-il à M. Verdale, je me retire…

Et, s’adressant à Me Roberjot :

– Maintenant que me voici à Paris, mon cher maître, ajouta-t-il, je viendrai vous importuner souvent… Permettez-moi donc, pour aujourd’hui, de vous laisser à vos préoccupations.

II

Dans ce Paris immense, où tant d’intérêts s’agitent, il n’est pas de jour qu’on ne rencontre quelque malheureux que sa passion affole, et qui s’en va le long des trottoirs, d’un pas de somnambule, monologuant à haute voix, égrenant au vent ses plus chers secrets, comme le vase fêlé qui laisse échapper l’eau qu’il contient.

Ainsi, en sortant de chez Me Roberjot, s’en allait Raymond le long de la rue Jacob et de la rue des Saints-Pères.

À l’encontre de la raison, l’instinct victorieux le traînait aux environs de la demeure de la duchesse de Maillefert.

– Dans quel but ? lui criait le bon sens.

– Qui sait !… répondait la voix des espérances obstinées, cette voix dont les plus rudes épreuves ne sauraient étouffer le murmure. Peut-être au moment où tu passeras, verras-tu le coin d’un rideau se soulever et le visage de Mlle Simone apparaître.

C’est rue de Grenelle-Saint-Germain, à deux pas de la rue de la Chaise, qu’est situé l’hôtel de Maillefert.

Le large perron déroule ses six marches sur une cour pavée, plus froide que le préau d’une prison cellulaire.

Autour de la cour sont les communs, les remises et les écuries.

Le pavillon du concierge est sur le devant, et ses dimensions exagérées disent qu’il date de ce bon temps où les plus grands seigneurs autorisaient leur suisse à « vendre vin » et à tenir, à l’enseigne de leur nom, une sorte de cabaret.

Ce qui fait la splendeur de l’hôtel de Maillefert, c’est son jardin qui joint les admirables jardins de l’hôtel de Sairmeuse, qui se prolonge jusqu’à la rue de Varennes, et dont les arbres séculaires dominent le toit des maisons voisines.

Les deux battants de la grande porte étaient ouverts quand arriva Raymond, et jamais certes, à voir le mouvement de cette magnifique demeure, on ne se fût douté que celle qui la possédait, la duchesse de Maillefert, ruinée, compromise, assiégée par ses créanciers, en était réduite aux pires expédients pour soutenir son luxe menteur et recourait aux plus abominables intrigues pour s’emparer de la fortune de sa fille.

Dans la cour, trois ou quatre voitures attelées de bêtes de prix attendaient les visiteurs, pendant que les valets, vêtus de longues pelisses fourrées, se vengeaient de leur longue faction en disant du mal de leurs maîtres.

– Voilà, songeait Raymond, le démenti formel des récits de Me Roberjot. Que me disait-il donc, que tout était fini, que tout ce qui tient à l’Empire était ahuri, consterné ?…

Un coupé tournant au grand trot de ses deux chevaux le coin de la rue de la Chaise interrompit brusquement ses réflexions. Il n’eut que le temps de se jeter de côté.

Mais si rapide qu’ait été le mouvement, il avait reconnu la duchesse de Maumussy et, l’instant d’après, il put la revoir, gravissant paresseusement les marches du perron de l’hôtel de Maillefert.

– Elle va voir Simone, elle, pensait-il.

Et ses poings se crispaient à cette idée désolante qu’à lui seul étaient fermées les portes de cet hôtel où tant de gens entraient le sourire aux lèvres, de cet hôtel où derrière cette façade stupide et inexorable était Mlle Simone.

Que faisait-elle, à cette heure ? À quelles impitoyables obsessions était-elle en butte ? Que voulait-on d’elle, et par quels moyens ?…

– Et ne m’avoir rien dit, murmurait-il, de l’intrigue qui me la ravit !… M’avoir refusé jusqu’à cette joie suprême de mourir avec elle, si je ne puis la sauver !…

Et il se creusait la tête à chercher un moyen d’interroger adroitement quelqu’un de ses valets, qu’il voyait circuler, quand tout à coup, derrière lui :

– Monsieur Raymond Delorge, je crois, dit une voix sardonique.

Il se retourna, et se trouva en face du jeune duc de Maillefert, de M. Philippe, qui, le lorgnon à l’œil, le cigare à la bouche, une badine à la main, d’un air d’impertinence superlative, le toisait…

Un flot de sang empourpra le visage de Raymond. Personne jamais ne s’était permis de le regarder ainsi, et il allait… Une lueur de raison l’arrêta : est-ce que le frère de Mlle Simone ne devait pas lui être sacré !… Se maîtrisant donc :

– Vous avez à me parler ? demanda-t-il.

– Ma foi, oui, répondit M. Philippe, et je suis ravi de vous rencontrer, parole d’honneur. Du reste, ce ne sera pas long. Vous avez autrefois recherché Mlle de Maillefert…

– Encouragé par Mme la duchesse, monsieur, et par vous-même…

– Oh ! je ne discute pas, j’ai simplement à vous… signifier d’avoir à renoncer à toute espérance…

– Est-ce de la part de Mlle Simone, monsieur ?

– Pas du tout. C’est de ma part et de celle de ma mère. Seulement ce que je vous dis là, ma sœur doit vous l’avoir écrit.

Raymond ne répondit pas.

– Ah ! vous le voyez, insista le jeune duc, elle vous l’a écrit. Cela étant, il serait de bon goût de cesser vos poursuites, hein, n’est-ce pas ?… À Maillefert, c’était sans inconvénient, tandis qu’ici, avec les projets d’alliance que nous avons…

– Des projets d’alliance !…

– Mon Dieu, oui, avec votre permission, fit M. Philippe.

Et saluant Raymond d’un air ironique :

– C’est pourquoi, ajouta-t-il, vous m’éviterez, je l’espère, le déplaisir de vous retrouver encore rôdant autour de mon hôtel.

Le premier mouvement d’indignation passé, c’est à peine si Raymond se sentait le courage d’en vouloir à M. Philippe ; et tout en le suivant de l’œil, pendant qu’il s’éloignait :

– Pauvre cerveau fêlé ! pensait-il, pauvre fou ! non, ce n’est pas toi que je dois frapper.

Il est certain que le dernier des Maillefert était de ceux dont l’absolue nullité n’offre même pas de prise à la haine.